Bambous kanak, de Genève à Nouméa

Une première salle nous fait découvrir le cabinet d’ étude de Marguerite Lobsiger-Dellenbach et son travail de décalque des motifs des bambous de la collection du MEG. L’ambiance est studieuse et la scénographie joue sur les contrastes des ombres et des lumières. Les calques originaux, utilisés pour l’analyse de ces motifs, sont exposés à l’intérieur de deux vitrines. Les reproductions sont imprimées sur du papier à tapisser ou sur des films transparents rétro-éclairés, positionnés le long des murs. Au centre de cette salle, le travail d’étude et de décalcomanie de l’ancienne directrice du MEG est projeté sur une table entourée de chaises, évocation de son bureau. Une vidéo montre Marguerite Lobsiger-Dellenbach présentant des objets kanak.

L’on passe de cette salle à la suivante par un mur recouvert de fiches d’étude, établies par Marguerite et son époux au cours de leur travail d’interprétation des motifs des bambous.

Dans la seconde salle, une véritable forêt de bambous, accueille le visiteur, une quarantaine au total, 26 appartenant à la collection du MEG, et une quinzaine, à celle du musée de Nouvelle-Calédonie. Parfois entièrement recouverts de motifs, mêlant, pour certains, gravures géométriques et figuratives, ils sont répartis selon les thèmes qu’évoquent leurs principales scènes : la colonisation, les modes de subsistance, la vie au village, la vie cérémonielle. Un cinquième ensemble regroupe les bambous dont les motifs sont entièrement géométriques et un sixième, ceux dont les gravures restent énigmatiques.

Trois bambous du MEG et trois bambous du musée de Nouvelle-Calédonie trouvent un traitement plus particulier car leurs motifs sont en rapport de manière forte ou détaillée à certains sujets ou bien encore suscitent davantage d’interrogations : les gestes d’une année horticole, un mythe retranscrit par Maurice Leenhardt, "Le hibou de Nébourou", les expéditions punitives – pour les bambous du MEG ; la richesse de la vie quotidienne et l’impact de la colonisation, la représentation de l’espace kanak, la diversité et l’évolution des styles – pour les bambous du MNC. Ils sont placés au sein de dispositifs où le son, la lumière, le mouvement, la vidéo, des documents d’enquête de terrain concourent à en faire apprécier les détails, le sens ou comprendre les questionnements.

Au fur et à mesure de l’évolution de l’exposition, plusieurs animations et manipulations seront proposées au jeune public.

La troisième et dernière salle est consacrée au contemporain. Nous y sommes introduits par un texte qui nous fait comprendre pourquoi prendre en compte le destin aujourd’hui de cette tradition. L’ on découvre les oeuvres de Micheline Néporon, de Paula Boi Gony, de Kofié Lopez Itréma, de Stéphanie Wamytan et d’Yvette Bouquet. La couleur éclate dans cette salle à la hauteur de la vivacité d’un style bambous gravés, réinterprété par les artistes sur des supports divers et à travers des techniques et des démarches variées. Elles interrogent le rapport au passé, la dureté du monde moderne ou les risques que de grands projets industriels font courir à une nature précieuse ou évoquent tout simplement la vie quotidienne.

"Mon métier ! Le plus beau du monde, il remonte à la source de l’humanité, il est aussi varié qu’elle, plein d’imprévu, dépourvu de toute monotonie." Marguerite Lobsiger-Dellenbach

Rien ne permettait de pressentir le destin hors du commun de Marguerite Lobsiger-Dellenbach (1905-1993) et le fait qu’elle prendrait la tête d’une institution telle celle du MEG. Née en 1905 à Genève, elle vit dès onze ans un drame qui met certainement fin à bien des espoirs de petite fille : son père décède et la précarité de sa famille l’oblige à abandonner sa scolarité. Elle entre alors en apprentissage chez une chapelière et obtient parallèlement un diplôme de dactylographie. C’est ainsi formée qu’elle travaille tout d’abord dans un cabinet d’avocats puis, manquant d’espace, postule à un emploi de secrétaire au Laboratoire d’anthropologie du professeur Pittard, le fondateur de l’actuel MEG.

Portrait de Marguerite Lobsiger Dellenbach en 1935, © Archives MEG

Elle n’a alors aucune idée de ce qu’est l’anthropologie. Ses nouvelles fonctions consistent à retranscrire des manuscrits ; à travers eux, elle va peu à peu s’intéresser à la discipline. Bien vite, elle y consacre tout son temps – et non plus le matin comme à ses débuts, faisant des chapeaux l’après-midi.

Le professeur Pittard, "le patron" – titre honorifique informel –, l’encourageant à reprendre ses études, elle travaille sans relâche à rattraper ses années de secondaire, puis, elle les poursuit à l’université. Elle présente en 1935, à Grenoble, une thèse en préhistoire et, cinq ans plus tard, une thèse d’habilitation à Genève : "Bambous gravés de la Nouvelle-Calédonie, leur interprétation ethnographique". Parallèlement, à la demande du professeur Pittard, elle assume de plus en plus de responsabilités au Musée d’ethnographie.

Il lui délègue toute l’administration de l’institution et elle devient son assistante avant d’occuper le poste de sous-directrice dès 1947. En 1951, le professeur Pittard annonce son départ à la retraite et Marguerite devient peu après la directrice de ce musée, poste qu’elle occupe jusqu’en 1967.

L’anthropologie couvre à cette époque de très nombreux champs d’investigation – surtout dans la tradition allemande et suisse, que nous connaissons en Nouvelle-Calédonie à travers Sarazin. Comme le professeur Pittard, Marguerite touche à bien des sujets et se passionne pour tous. Pionnière à Genève du voyage scientifique, elle parcourt le monde, souvent avec Georges Lobsiger, qu’elle épouse en 1936. Elle participe à des fouilles archéologiques, mesure les crânes, relève les traditions, enregistre musiques et sons, collecte les objets.

Cette dernière activité est à ses yeux de toute première importance en raison de l’érosion des cultures traditionnelles. Sa biographie compte plusieurs livres, 160 articles et elle est, avec son époux, à l’origine de nombreuses associations scientifiques.

Georges Lobsiger, géographe reconnu, est un spécialiste de l’Amérique du sud et c’est au coeur des études amérindiennes, à partir des écrits du grand historien Nathan Watchel et de l’anthropologue Renée Verneau, que Marguerite trouvera l’approche théorique qu’elle développera pour l’analyse des bambous gravés kanak : loin d’être de simples décors, renvoyant parfois à une perception "enfantine" de l’espace – on parlerait aujourd’hui de style naïf –, les bambous gravés montrent à qui sait voir un (rare) point de vue autochtone sur la culture kanak et la colonisation. Incitée par le professeur Pittard à y regarder de "près", elle développe une véritable passion pour les bambous kanak. Cette passion ne la quittera pas et elle y répondra à partir d’un travail de très longue haleine.

La première difficulté dans l’approche scientifique des bambous gravés est la lecture d’une forme cylindrique et donc la nécessité d’une mise à plat des motifs des gravures. Marguerite, ancienne modiste, invente un procédé : elle utilise de fines bandes de papier mouillé, à l’aide desquels elle recopie les motifs sur les bambous avant de les reproduire, un à un, sur une feuille de calque utilisée lors d’un tirage héliographique. Mais son travail ne s’arrête pas là, il faut de plus déchiffrer et analyser ces motifs.

Dans ce but, elle se documente auprès des spécialistes des sociétés kanak de l’époque : Maurice Leenhard, Patrick O’Reilly, Jean Guiart, Roselène Dousset Leenhardt, avec lesquels elle établit une étroite correspondance. Son rêve était de réaliser un corpus des bambous kanak conservés de par le monde, elle entre de ce fait en relation avec les conservateurs des grands musées européens – qui lui confient des pièces – et des collectionneurs, elle étudie les textes, les photographies ayant pour sujet la Nouvelle-Calédonie et le monde kanak. On estime à quelque 200 bambous gravés kanak conservés de par le monde, ses études porteront sur 93 de ces pièces, dont 54 ont fait l’objet d’une publication.

"Je vibre de ce contact avec l’être humain, à travers le temps, à travers la distance." Marguerite Lobsiger-Dellenbach

source : Dossier de presse réalisé par Francoise Cayrol Baudrillart.