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Pat Andrea - Projet Alice

Galerie des Ponchettes, Nice

Exposition du 17 octobre 2009 - 17 janvier 2010




Sur l’invitation des éditions Diane de Selliers, spécialisées dans l’illustration artistique d’oeuvres littéraires, Pat Andrea entreprend en 2003 une série de dessins illustrant deux contes populaires anglais écrits à la fin du XIXème siècle par Lewis Carroll. "Alice au Pays des Merveilles" et "De l’autre côté du Miroir" inspireront à l’artiste 48 dessins sur papier tendus sur des panneaux de bois de 150 x 180 cm. Ce travail donnera lieu en 2006 à une publication dans un coffret en deux volumes. Suivra une série d’expositions.

Après le château de Chenonceau, l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris, le musée Frissiras à Athènes, le Gemeentemuseum de La Haye et le musée des Beaux-Arts de Calais, le Projet Alice s’expose à la Galerie des Ponchettes de Nice sur une invitation de Gilbert Perlein, Conservateur du Mamac et commissaire de l’exposition. L’architecture austère et dépouillée du lieu répond à ces oeuvres graphiques, mystiques et colorées. Jalonnée de piliers en pierre, elle offre à ce conte merveilleux un cadre propice à la rêverie. L’exposition, accompagnée d’un catalogue confrontant les esquisses préparatoires de l’artiste aux oeuvres achevées, propose une véritable immersion dans l’univers d’Alice. Dès l’entrée, une signalétique au sol guide les pas du visiteur d’arche en arche. Chacune d’entre elles abrite une composition de 4 dessins suivant le fil de l’histoire alors qu’un wall drawing se dresse sur le mur du fond. Parallèlement à cette exposition, le Mamac présente en ses murs une peinture sur toile de l’artiste dans le but de favoriser un dialogue entre les deux lieux d’exposition.

Reconnu comme une figure tutélaire de la tradition picturale, Pat Andrea délaisse ici ses toiles et ses pinceaux au profit d’une technique libératrice : le dessin. L’artiste travaille simultanément le fusain, le graphite, la gouache, l’aquarelle, les crayons de couleur et le collage de feuilles d’or ou d’argent et de laine. Cette technique composite lui permet de jouer sur les oppositions : effets de fini et de non-fini, dessin léché et griffonné, couleurs vives et noirceur du fusain... L’exercice de l’illustration n’est pour lui qu’un prétexte à l’épanouissement de ses recherches plastiques. L’archétype de la jeune fille polymorphe habite d’ailleurs l’oeuvre de ce peintre de l’imaginaire depuis de nombreuses années.

Si Pat Andrea a choisi de suivre, chapitre après chapitre, les aventures d’Alice au Pays des Merveilles puis de l’autre côté du miroir, il échappe au principe de l’illustration par un travail sur grand format. Cette posture rappelle un procédé ancestral en histoire de l’art, celui des tableaux historiques, mythologiques ou religieux qui se développaient parfois sous forme de cycles et prenaient appui sur des textes littéraires. Pat Andrea développe sa propre interprétation. Tout en restant fidèle à l’esprit de l’auteur, il conserve son propre style et crée des "images mentales". Pat Andrea recherche cet équilibre fragile entre tension et harmonie, construit et déconstruit. On décèle d’ailleurs dans son oeuvre un rapport de force entre ce qui est de l’ordre du pulsionnel et du réfléchi, du conscient et de l’inconscient. La juxtaposition des styles et des techniques crée des combinaisons contradictoires auxquelles il faut ajouter l’absence de profondeur. Les dessins se construisent sur une succession d’espaces distincts. Parfois, plusieurs scènes ou événements s’entrechoquent sur une même feuille de papier. Et c’est dans ce morcellement, dans cette fragmentation que l’image acquiert toute son unité. Car c’est bien d’images qu’il s’agit. Elles relèvent d’une construction mentale, d’une volonté de structurer un monde : "Une peinture est un champ de tensions où l’on tente de mettre de l’ordre, et où l’on essaye de respirer".

L’oeuvre de Lewis Carroll ne cesse de jouer avec la relativité des mots. Elle comporte un "message fondamentalement ambigu", une pluralité de sens et de significations. Pat Andrea poursuit cette ambiguïté dans une perspective originale. S’il s’écarte du texte original, c’est pour mieux le révéler. Ainsi, la mare aux larmes devient une piscine à la David Hockney, la chenille bleue un vieux hippie, la Reine blanche un dictateur… L’artiste intègre des références variées. Il puise son inspiration dans la Renaissance, la peinture néerlandaise, le Surréalisme mais aussi le Symbolisme, le Constructivisme, le Pop Art, le mouvement De Stijl et encore l’architecture moderne. Ainsi, on peut voir la Tortue "Fantaisie" pleurer sur une Campbell’s Soup de Warhol, Alice cacher les jardiniers de la Reine dans un pot de fleurs de Raynaud, des montres molles à la Dali exprimant le dérèglement du temps, la maison du Lapin Blanc évoquant la Villa Savoye de Le Corbusier ou encore Alice en Méduse (en hommage à Caravage). Les glissements de sens insistent sur la dimension érotique de ce conte enfantin. Le dé à coudre offert par le Dodo, la queue du Chat du Cheshire, la tête du flamand plongeant sous la jupe d’Alice, le doigt que Heumpty Deumpty tend à Alice, le poivrier de la cuisinière deviennent des images phalliques ; le bourreau et la cuisinière des fétichistes.

Pat Andrea multiplie les anecdotes dans d’infimes détails à la manière du Maître de Flémalle. Des primitifs flamands, il retient une vision analytique du monde. Ce "naturalisme sensible et intuitif" se retrouve dans son observation méticuleuse de la réalité intégrant de subtils détails mais aussi le rendu des matières, des textures et des couleurs par exemple ; le tout dans un espace unifié. La fourrure de la Duchesse peut rivaliser avec celles des Epoux Arnolfini de Van Eyck, les créatures hybrides avec celles d’Escher ou de Jérôme Bosch. L’artiste conserve ainsi cette volonté de peindre avec dextérité tout un monde sur une petite surface plane.



Les interprétations littérales du texte de Carroll, riche en jeux de mots, donnent naissance à des objets ou des scènes surprenantes voire absurdes. Pour la Descente dans le terrier du Lapin, Pat Andrea représente Alice « en longue vue », métaphore largement employée par l’auteur lors de ses changements de taille et rappelant les femmes sans buste et aux têtes disproportionnés des peintures de l’artiste. Il donne forme aux questionnements d’Alice lorsqu’elle songe par exemple "aux autres enfants de sa connaissance qui auraient fait de très jolis cochons" ou se demande si "les chats mangent les chauves-souris". L’artiste représente également d’autres idées farfelues telles qu’Alice en train de battre le Temps et donne corps aux mots-valises comme dans le dessin représentant la rencontre entre Alice et Heumpty Deumpty qui tente d’expliquer ce poème absurde sortis de l’imagination de Lewis Carroll :

« Eh bien, les toves, c’est un peu comme des blaireaux, un peu
comme des lézards et un peu comme des tire-bouchons. »
« Cela doit faire des créatures bien bizarres. »
« Sans nul doute, dit Heumpty Deumpty ; il convient d’ajouter
qu’ils font leurs nids sous les cadrans solaires et qu'ils se
nourrissent de fromage. »
« Et que signifient gyrer et vribler ? »
« Gyrer, c'est tourner en ronflant comme un gyroscope ; vribler,
c'est faire des trous comme fait une vrille ; tout en étant sujet à
vibrer de manière inopportune. »
« Et l'allouinde, c’est, je le suppose, l’allée qui mène au cadran
solaire ? » dit Alice, surprise de sa propre ingéniosité.

Alice quelque peu dyslexique et étourdie ne cesse tout au long de son aventure d’écorcher ses récitations de telle sorte qu’elle leur confère, à notre plus grand plaisir, un sens inédit. Pour le Quadrille des homards, Pat Andrea représente le visage d’Alice, cheveux au vent, couronné d’une illustration d’un poème parodié involontairement par la jeune fille. Cette maladresse lui attire d’ailleurs les railleries du Griffon et de Tortue "Fantaisie", représentés à ses côtés, gueules ouvertes.

Par le biais de la parodie, Lewis Carroll dépeint une société victorienne sclérosante et dégénérescente. S’il s’en prend à la littérature anglaise et à l’enseignement britannique, c’est avant tout contre l’excès de rationalisme et de puritanisme qu’il s’insurge mais aussi contre toute forme d’extrémisme, de dictature et de barbarie (au travers notamment des figures royales). En prenant le contre-pied des contes de fées, il fait du pays des Merveilles et de l’autre côté du miroir des lieux de contestation de l’ordre établi. C’est pourquoi les mondes enchantés d’Alice s’avèrent être gouvernés par le non-sens, l’extravagance et la schizophrénie. Pat Andrea comme Lewis Carroll a choisi de conserver un monde formel classique et réaliste où l’incohérence et la brutalité sont d’autant plus percutantes. Son oeuvre impudique, directe et sans mièvrerie met à jour les inepties de notre société. Par un travail sur l’inconscient collectif, Pat Andrea traduit l’absurdité et la violence de notre quotidien comme "parties fondamentales de tout comportement humain". Les personnages sculpturaux, le cri sourd, la bouche ouverte, la chute ou le basculement, le mouvement en suspend et la violence latente, le huit-clos sont autant de moyens pour l’artiste d’exprimer des émotions et des tensions générales. C’est dire s’il a pour volonté de signifier le monde, partant de l’intime pour toucher l’universel. C’est pourquoi Alice représente toutes les femmes des plus petites et innocentes aux plus mûres et aux plus diaboliques.

Pat Andrea pose un regard neuf sur ce conte enfantin. On se souvient tous de ce récit imaginaire, de la version de Walt Disney de 1951 ou des illustrations de John Tenniel. Les dessins de Pat Andrea font appel à notre mémoire et à notre capacité de reconstruction. L’histoire nous revient par brides, tout comme la pléiade de ses personnages insolites : le Chapelier ou Heumpty Deumpty et encore la Reine de coeur, mais aussi les pièces de jeu d’échecs, les cartes à jouer et les fleurs qui parlent… Ces dessins font ressurgir des souvenirs de notre enfance et proposent un parcours initiatique dans l’univers d’Alice qui loin d’illustrer le passage du monde de l’enfance à l’âge adulte, révèlent les absurdités de notre société.



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