|
|
Analyse critique de l'oeuvre
"Il y a chez Saâdane Afif un mouvement continu d'import-export, de préemption de signes
aussitôt remis en circulation. L'image de la main, apparaissant dans certaines de ses
pièces est associée, d'avantage qu'à l'idée de fabrique, à la métaphore de ce flux
d'échanges, à l'instar de Tout (1997) : deux mains surdimensionnées, paumes ouvertes,
soutenant deux enceintes qui diffusent une superposition de sons hétéroclites (extraits de
disques de bruitages de cinéma), un tumulte animé d'une force centrifuge, convoquant le
chaos du monde offert sans sélection, envoyant vers une infinité de combinatoires
possibles. Une note de Blaise Pascal, dans la liasse " Vanité " de son Apologie de la
religion chrétienne : " J'écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une
confusion sans dessein : c'est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le
désordre même. ", résonne pour l'oeuvre de Saâdane Afif, qui use souvent d'un mode de
structuration arbitraire, où la juxtaposition et la profusion manifestent un refus de la
hiérarchie. La liste est ainsi une méthodologie possible, en tant qu'énumération dont
chacune des composantes jouit d'une même valeur. Structuration factice, la liste se
constitue à partir de critères prédéfinis, et projette vers un infini en se donnant comme
énoncé poétique. Des listes à ne pas prendre au sens de prescription, mais d'une
juxtaposition sans lien autre que la coexistence de ses éléments."
Extrait du texte de François Piron, "Jeunesse Youth / part 1", Le Collège/Frac
Champagne-Ardenne, galerie Michel Rein, 2003, p.XXXIV.
"Lorsque Saâdane Afif fait imprimer sur un tee-shirt le nom d'une opération militaire
américaine de sinistre mémoire en Somalie, il donne à lire cette injonction, " restore hope",
dans toute son ambiguïté. Arborant ce tee-shirt sur une photographie, il court le risque de
n'être qu'une icône générationnelle (ce que la postérité de cette image en couverture d'un
magazine tendrait à prouver) mais pour autant construit une image sidérante, celle d'un
homme de face, à la tête tournée vers l'arrière. Une figure évoquant l'analyse par Walter
Benjamin de L'Angélus Novus de Paul Klee, qui voyait, dans cette représentation d'un
personnage effrayé regardant par-dessus son épaule, l'Ange de l'Histoire, au corps dirigé
vers l'avenir et au regard tourné vers le passé. Entre désolation et promesse, la figure de
cet ange de l'histoire annonce un rapport au monde et au politique qui perd toute possibilité
d'innocence. En restaurateur d'espoir, Saâdane Afif affiche quant à lui la seule forme possible
d'action : un optimisme désespéré."
Extrait du texte de François Piron, "Jeunesse Youth / part 1", Le Collège/Frac
Champagne-Ardenne, galerie Michel Rein, 2003, p.XXXVI.
"Entre le "guetteur" et le "touriste aléatoire", Saâdane Afif s'emploie essentiellement à
produire des déplacements, toutes sortes de déplacements ; de sens, de forme ou de
responsabilités, de flux parfois (Mise à flot, 2001 ou Courant d'air, 2001). Dans la grande
braderie de l'art contemporain, la petite entreprise de Saâdane ne propose que des articles
dépareillés, des fins de série, tâchant à chaque exposition de réinventer de fond en comble
les modalités d'existence de sa propre production, d'en réinitialiser les paramètres.
Compteurs à zéro. Ainsi, pour son exposition à la Villa Arson, Saâdane Afif s'attachera aux
représentations de la figure de la Douleur dans les parades du Carnaval… Ses dispositifs
plastiques jouent avec les clichés et les conventions (du genre ? De tous les genres,
plutôt…), les tournent et les détournent, les usent, les jettent et recommencent ailleurs.
Balles neuves. La compilation, comme formule de réunion, revient souvent dans le travail
de l'artiste ; compilations de slogans, d'images (Poetic Lambda, 2001), compilations de
noms (Spéciale dédicace, 1998) ; de même la polysémie et l'imprécision d'identité (il
n'hésite pas à passer commande d'oeuvres précises à d'autres artistes), qui confèrent une
amplitude large à un art mouvementé et pivotant sans cesse sur lui-même, comme un chat
quantique courant méthodiquement après les coïncidences multiples de sa propre queue."
Extrait de texte tiré de l'exposition Memory Lost à la Villa Arson en juin 2003
"A 32 ans, la silhouette effilée et le regard bleuté, Saâdane Afif cultive un nomadisme effréné.
Revenu de Glasgow, Mecque de l'art contemporain, il a squatté chez une amie parisienne et crèche
à présent dans douze mètres carrés, à Max Dormoy, dans le très cosmopolite XVIIIe
arrondissement. Pas pour longtemps. Il s'apprête à lever le camp, cap sur Marseille. Cette belle
errance, ces trajectoires improvisées, peuplées de mille rencontres, l'artiste en a fait une pièce un
peu emblématique de son rôle de passeur, notamment au sein de la nouvelle scène artistique
française : un Spécial Dédicace qui inscrit dans la trame de fond d'une affiche, sous le dessin d'un
fléchage fou, le nom d'une cinquantaine de personnes croisées au fil du temps. A commencer par
les copains de classe nantais tels Virginie Barré, Alain Declercq ou Mathieu Mercier, aux côtés
duquel il organise à Rochechouart une expo light et précise, intitulée encore Spécial Dédicace,
jouant au commissaire pour mieux cultiver ses amitiés, exposant les pièces de Bruno Peinado, de
François Curlet ou de l'Ecossais Mick Peter.
Depuis cette époque nantaise, où il a appris à la fois le sens du collectif et une maîtrise du jeu perso,
Saâdane Afif a étoffé sa stratégie. Il invite à présent des artistes dans ses propres expos et engage
avec eux des collaborations : " Une manière de rendre hommage au travail des autres, tout en le
vampirisant ", constate Delphine Coindet, qui s'est prêtée au jeu. " Saâdane, explique Stéphane
Calais, se met en quelque sorte dans le rôle du chef d'orchestre. Il signe le collectif. " Et met en
partage la figure de l'auteur, autant par accident que par stratégie : " Je n'arrive pas à faire des choix
immédiatement, reconnaît Saâdane Afif l'irrésolu. Il y a tellement de possibilités pour une seule
pièce, douze milions de matériaux, de dispositifs envisageables… Du coup, j'aime demander aux
autres comment ils voient les choses, tout en ayant une idée claire de ce que je veux. " Plutôt que
l'auteur, il est peut-être alors davantage l'inventeur de certaines pièces, comme on le dit d'un
explorateur qui découvre une terre inconnue."
Extrait de l'article de Judicaël Lavrador, "Le pirate", Les Inrockruptibles, 16 au 22 avril 2003, n°385.
"La méthode de Saâdane Afif s'élabore dans le même temps que se succèdent les pièces
qu'il présente; seuls comptent finalement les invariants de la construction. Et ces
invariants, ce sont bien les thèmes issus de la problématique du rapport de l'homme à
l'infini, ainsi le proche et le lointain, l'événement et le sens, l'orientation et le désir
d'errance.
Prendre la distance nécessaire pour laisser le lointain devenir proche en expérimentant par
exemple les procédés d'anamorphose et en les transférant sur des supports
contemporains tels que le lino, les post-it, ou la craie sur le sol, ce fut pour l'auteur d'une
série de Vanités, convoquer l'époque à laquelle il appartient pour la mettre dans une
singulière situation d'écoute de son histoire, de sa tradition. Or, si la tradition est toujours
l'oubli de l'origine, Saâdane Afif prolonge le cour de cette histoire, exprimant encore cette
même tradition oublieuse, plutôt que d'engager une recherche de l'origine. La tâche qu'il
se donne correspond bien à l'exploitation des multiples sens et dérivations que la vie actuelle et
certains moments de l'histoire permettent d'exhiber dans le champ artistique.
[...]
Si la proximité du lointain provoque cette douleur que l'on appelle généralement la nostalgie, dans
le cas des dernières pièces de Saâdane Afif il est question de choisir l'errance et l'égarement pour
redonner du sens, autrement dit passer par le songe, non pas le rêve mais le songe éveillé, laquelle
fixe l'attention sur un point situé à quelques pas, afin d'être à la fois en dehors du monde et au plus
prés de sa pensée et des choses. Avec Stratégie de l'inquiétude, la mise en forme de l'événement
devient plus encore un jeu entre la proximité et le lointain, en ceci précisément que le mouvement
des vagues de la haute mer, suspendu et mis à disposition par un tour de force, éveille
immédiatement cette impression contradictoire de l'immensité à porté du regard et de la main, d'une
coupe partielle, en surface, d'un phénomène incommensurable et absolument éphémère. Tentative
et prétention si proprement humaine... De toute évidence, cette pièce répond parfaitement à la
logique de l'humanité : fixer, représenter, maîtriser ce qui échappe toujours, ce qui devient et
disparaît dans le flux incessant des petits événements. Le fait est que le regard ne s'y acclimate pas
bien, une gène persiste. Finalement, cette immensité insaisissable à force d'y avoir placé et reconnu
tous nos désirs et toutes nos angoisses à travers les témoignages de la littérature, des récits
historiques, des contes et légendes, des mythes, des religions, chacun soulignant paradoxalement
un peu plus notre finitude en réduisant la distance qui nous sépare de l'infini, cette immensité donc,
qui se refuse par essence à toute représentation concrète, ne laisse apparaître de la pièce de
Saâdane Afif que le renvoie direct vers ce qui l'habite, à savoir notre fragile existence désireuse
d'infini. Devant la Stratégie de l'inquiétude, nous sommes engagés dans un mouvement émotionnel
parce qu'il n'y a rien à regarder ni entendre, aucun bercement, aucun son lancinant et hypnotique,
simplement l'immobilité silencieuse de ce qui ne peut pas l'être. Tout se passe un peu à la manière
dont on regarde les choses au plus prés lorsque le vertige nous saisit ; les objets et le monde
surgissent dans une proximité presque étouffante, parfois oppressante parce nous nous retrouvons
en face de l'infini qui nous hante, et parce qu'en même temps nous désirons cet infini. Immobiliser
ce qui ne se donne que dans le mouvement, revient à exhiber l'effet du vertige, autrement dit laisser
apparaître la modification de la perception qui conduit dans la proximité ce qui demeurait lointain.
En évoquant ainsi la Légende Dorée, Saâdane Afif porte notre attention sur la transformation de
l'être par la grâce, lequel n'est plus alors que la médiation ou le passage entre le fini et l'infini."
Extraits de texte de Jérôme Diacre, " L'infini ça creuse ", Art Présence, août 1999.
|
|
