2009 : Mark Geffriaud , "Si l’on pouvait être un Peau-Rouge" - gb agency, Paris
"Si l'on pouvait être un Peau-Rouge, toujours paré, et, sur son cheval fougueux,
dressé sur les pattes de derrière, sans cesse vibrer sur le sol vibrant, jusqu'à ce
qu'on quitte les éperons, car il n'y avait pas d'éperons, jusqu'à ce qu'on jette les
rênes, car il n'y avait pas de rênes, et qu'on voie le terrain devant soi comme une
lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval."
Franz Kafka, in Oeuvres Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1984
Si Mark Geffriaud a choisi d'intituler sa première exposition personnelle à gb agency
d'après le titre de cette très courte et énigmatique nouvelle de Kafka, c'est autant
pour souligner la dynamique d'une hypothèse dont l'enjeu même tient dans la dissolution
de ses prémisses, hypothèse revenant à définir une chose par l'inventaire de ce
qu'elle n'est pas, que pour amorcer un certain nombre de questions liées à la perception
et à la représentation de l'espace, à la circulation et à la multiplication de
points de vue.
Inspirée par ailleurs de l'ouvrage La Science et l'hypothèse de Henri Poincaré, dans
lequel l'auteur revient sur la préférence que l'homme a accordé à la géométrie euclidienne
plutôt qu'à d'autres systèmes de représentations spatiales moins commodes
mais tout aussi valables, l'exposition questionne la possibilité de se maintenir (ou
non) dans une équivalence de point de vue face à un objet en fonction des prises de
décision (tourner la tête un peu à droite, incliner le pied, revenir à ce que l'on croit
être la même position…) qui opèrent en continu une sorte de montage que l'on peut
considérer comme la matière même de notre expérience. Globalement, qu'est-ce qui
a changé entre le moment où l’on rentre dans une pièce et le moment où l’on en
sort ? Peut-on voir deux fois la même chose ? Le monde est-il la somme de ses parties?
Dans ce dessein, Mark Geffriaud a choisi de fragmenter l'espace d'exposition en
créant des îlots d'architecture à partir de panneaux articulant trois types d'angles
différents (angle à 90°, angle aigu et angle obtus) sur, sous ou à travers lesquels sont
présentées des oeuvres dont ils deviennent à la fois les supports et les composants.
Les oeuvres réunies dans cette exposition suggèrent ainsi la présence muette de tout
ce qui a été laissé de côté pour leur réalisation mais également le processus entropique
au coeur de toute décision artistique. Des feuilles de papier superposées à
même le sol deviennent par un double effet de transparence et de réflexion à travers
le verre d'un cadre vide une boule de papier froissé (ou inversement). Un morceau
vierge d’une page de magazine placé dans le faisceau d'un projecteur de diapositives
dessine progressivement un lent dégradé jusqu'à sa disparition. Une page représentant
l'image d'un couple tenant une photo d'eux plus jeunes est découpée de manière
à ce que sa courbure entre en écho avec la forme de l'étagère découpée dans la
cloison qui la soutient. Une croix sur une page blanche au format surdimensionné et
dont l'un des coins est glissé sous la cloison laisse apparaître les tremblotements et
défauts de la matière sur le papier, sinon imperceptibles à l'oeil. Une carte postale
d'un échangeur autoroutier avec en arrière plan une chaîne de montagnes coloriée
à la main semble avoir glissé de sa marie-louise pour laisser apparaître à travers
une découpe dans la cloison un mur au fond comme une dimension ignorée. Un plan
horizontal composé de plusieurs strates de bois constitue une sorte de table de travail
reprenant la forme de chutes de papiers découpés sur laquelle sont superposées
des pages blanches parsemées de quelques images de la série en cours des
Renseignements Généraux, sorte d'inventaire mis en page d'un propos absent.
Par le biais d'une continuité des composants matériels et formels dérivés de
quelques codes et outils fondamentaux de la représentation (le plan, le pli, le trou ;
l'image et son support ; l'avant-plan et l'arrière-plan, tant du point de vue physique
que métaphorique), chacune de ces oeuvres et chacun de ces dispositifs favorisent
l’emprunt de différents chemins menant à des points de vue toujours renouvelés. Ici,
contrairement au labyrinthe, tous les chemins sont bons. Il ne s'agit donc nullement
de créer des obstacles, mais plutôt d'inviter à la circonvolution (au lieu d'aller de A à
B, on tourne autour de A et de B). En somme, pour l'artiste, « cette exposition dessine
une série d'hypothèses autour de notre conception géométrique de l'espace, ou si
l'on veut, des mirages d'un Peau-Rouge fonçant vers l'horizon. »