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Nadar, la norme et le caprice |
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Château de ToursExposition du 29 mai au 7 novembre 2010Sur invitation de la Ville de Tours, le Jeu de Paume présente une programmation «hors les murs» au Château de Tours. L’exposition «Nadar, la norme et le caprice» fait partie des célébrations nationales 2010 organisées, sous l’égide du ministère de la Culture et de la Communication, à l’occasion du centenaire de la mort de Nadar (1820-1910). On dit d’un grand artiste qu’il impose sa marque sur une époque. Les visages, les attitudes, les lumières, l’atmosphère qu’il a su restituer colore tous les témoignages du passé. Félix Tournachon, plus connu sous le pseudonyme de Nadar, fait partie de ceux-là. On lui doit, à travers ses portraits photographiques mais aussi ses vues du Paris souterrain ou bien encore les premières vues aériennes réalisées en ballon, une image du Paris romantique. Décrit comme une célébrité de l'époque, doué d’une énergie rare, politiquement engagé contre l’Empire et républicain farouche, homme de presse et brillant caricaturiste, amis des plus grands artistes : Nadar est un monument. Lorsque l’histoire de l’art et de la photographie le célèbre, on s’intéresse toutefois à une courte période de sa production, les années 1850. On laisse de côté les développements commerciaux de son activité, son atelier qui, des années 1860 jusqu’au début du XXe siècle, produit une photographie jugée inférieure à celle des «années créatrices». Lorsque le fonds de l’atelier, entreprise reprise par son fils Paul dans les années 1880, est acheté par l’État (après le Seconde Guerre mondiale), les épreuves positives sont attribuées à la BNF et les plaques négatives, aux archives photographiques, aujourd’hui Médiathèque de l’architecture et du patrimoine
Cette masse constitue une archive de premier plan : des dizaines de milliers d’images qui racontent l’activité du plus grand atelier de photographe au tournant des deux siècles. Depuis, en effet, seule la figure du maître Nadar et de l’époque romantique a retenu l’attention des historiens de la photographie. L’oeuvre du père fondateur éclipse largement les activités du fils. Elles n’opèrent pourtant pas au même degré dans l’histoire. Nadar est un artiste de premier plan, son fils Paul un entrepreneur qui adapte le commerce de l’atelier aux changements profonds de la société. Celle-ci passe de manière brutale d’un monde impérial à une société républicaine où le rapport aux images est bouleversé.
À la rigueur inspirée de Nadar père, succède la fantaisie démocratique de Paul. La
succession ne se fait donc pas sans heurts. Visuellement, tout change entre 1850 et la Belle Époque :
d’une pratique expérimentale de la photographie, on passe à un exercice commercial et bientôt
populaire. L’environnement lui-même se métamorphose, car au temps de la bohême romantique du
père fait suite un Paris qui résonne des spectacles de boulevard, populaire et parfois triviaux. En
s’intéressant à cette aventure de l’atelier Nadar, on souhaite relire cette production d’époque en hissant
l’idée de décadence esthétique au niveau d’un fait culturel. Elle nous permet aussi de réfléchir à notre
propre époque où les formes du divertissement constituent un phénomène majeur.
Figure du monde de la presse parisienne, caricaturiste de génie, Félix Tournachon dit Nadar participe au début des années 1850 au succès du nouveau moyen d’expression graphique : la photographie. À partir de 1854 et jusqu’en 1860, l’atelier de Nadar est installé rue Saint-Lazare à Paris. Commerce et domicile, la rue Saint-Lazare voit la naissance du portrait photographique comme genre esthétique. Nadar s’est surtout fait connaître, dans les années 1850, pour l’inspiration qui le conduit à portraiturer de façon extrêmement sobre les grandes personnalités romantiques de son temps. Dans les années 1860, l’atelier du boulevard des Capucines est un tournant commercial que confirme par la suite la gestion de l’atelier rue d’Anjou par Paul, fils de Félix Tournachon. À cette époque Nadar se passionne pour l’aérostation et s’éloigne des affaires de l’atelier. C’est aussi le début d’une saga familiale où frère et fils de Nadar auront du mal à se soustraire à la personnalité du maître. Spécialiste de la célébrité, Nadar s’est construit en expérimentant lui-même les stratégies de la reconnaissance. L’atelier est une entreprise : le client passe commande de son portrait et s’installe pour une séance de prise de vue. Le studio est organisé sous une verrière afin de bénéficier d’un éclairage naturel. La chambre photographique pour le portrait est une machine imposante devant laquelle le modèle est installé, disposant d’appuis pour conserver la pose sans trop d’effort. Le fond neutre évoluera au fur et à mesure du temps vers les décors peints et les accessoires les plus divers. Les prix varient selon les formats et le nombre d’images souhaité, on effectue ainsi plusieurs vues afin d’opérer un choix qui conviendra au client. L’atelier doit produire et vendre les portraits des célébrités de l’époque. On réalise ainsi des planches de présentation qui montrent le stock des vues de personnalités dont l’image est recherchée par les amateurs. Instrument commercial pour les représentants, ces planches témoignent que l’activité de l’atelier sera durant plusieurs décennies un moyen de diffuser les standards de la célébrité. Régulièrement, les plaques négatives font l’objet de tirages pour répondre à la demande des clients.
Devenu célèbre grâce à l’édition puis la réédition de son Panthéon Nadar entre 1854 et 1858, le caricaturiste Nadar découvre et applique son art du portrait à la technique photographique. Il découvre celle-ci un peu par hasard. Son travail de dessinateur appel à l’usage de documentation photographique, et c’est son ami Eugène Chavette qui lui confie un matériel dont personne ne veut. Nadar y voit d’abord le moyen de trouver une activité à son jeune frère Adrien, avant de s’y intéresser lui-même. Les frères travaillent alors ensemble au Panthéon Nadar et pensent s’associer dans cette nouvelle activité photographique. Moins brillant en affaire que son aîné, et tenté par la célébrité du nom de Nadar, Adrien usurpe la marque familiale. Il en résulte un procès retentissant et fratricide durant les années 1856-1857, à l’issue duquel Félix obtient de la justice le droit d’user seul du pseudonyme Nadar. Installé dans son studio de la rue Saint-Lazare, Nadar ne mène pas la vie d’un photographe professionnel. Le portrait est un exercice qui s’inscrit dans un art de l’échange entre esprits du temps et qui vise à la «ressemblance intime». Cette intimité du «portrait psychologique» procède paradoxalement de la sobriété des poses et d’une certaine monumentalisation des personnages. Il s’agit pour lui d’associer la collection des portraits du monde artistique, littéraire et politique de la vie parisienne et l’exigence d’une révélation de l’intériorité des êtres. Les contraintes du temps de pose entraînent une certaine rigidité des attitudes, les grands hommes apparaissent le plus souvent en buste et leur traitement visuel évoque la statuaire plus que la peinture. Nadar parvient à mettre en place un modèle de classicisme du portrait photographique. Il établit ainsi sa «Galerie des contemporains» qui assure la rentabilité de l’entreprise. À partir de 1860, Nadar s’installe boulevard des Capucines. Son «Palais de verre» est organisé pour une production plus standardisée qui doit faire face à la concurrence : le succès des portraits au format carte de visite lancés par son concurrent Disdéri installé Boulevard des Italiens. Le choix des petits formats sonne la fin d’une esthétique du portrait nadarien et le choix des priorités économiques.
L’installation de l’atelier Nadar rue d’Anjou en 1871 et jusqu’en 1895 correspond aux premières heures de la IIIe République. Elle correspond surtout à la sortie d’une guerre franco-allemande et des révoltes de la Commune qui laisse la France et Paris dans la plus grande désorganisation. Les affaires vont mal, Nadar se soucie de ses amis proscrits et sa santé est mauvaise. Il délègue ainsi le fonctionnement de son atelier à sa femme Ernestine et à son fils Paul. L’arrivée des émulsions au gélatino-bromure d’argent facilite la production des portraits. L’atelier Nadar est une petite industrie qui standardise la recette du portrait psychologique. Au buste caractéristique du style Nadar, l’atelier ajoute le portrait en pied d’une façon plus systématique. Ce passage, du buste à la statue, correspond au culte des grands hommes qui est une des marques de l’esprit républicain. Partout en France, dans les jardins publics, les écoles et les mairies, les bustes et les statues constituent le mode de la célébration républicaine. L’économie du portrait Nadar transforme l’expérience romantique du portrait psychologique en une représentation sociale généralisée. Les registres de l’atelier classe les clients par type, calquant ainsi son stock d’image sur un mode sociologique. La photographie contient toutefois sa part de poésie, les grands hommes conservent la force de l’individualité mais constituent par leur rassemblement une forme d’encyclopédie visuelle. La production de l’atelier photographique classe ses portraits de célébrités par profession, répondant au marché des grands hommes qui accompagne celui des acteurs et actrices célèbres. Il s’agit d’une manière de typologie de la République, composée de séries de portraits réunis autour de l’identité sociale.
Si les femmes restent rares au temps du Panthéon Nadar, la génération qui fréquente l’atelier de la rue d’Anjou voit apparaître de plus en plus de célébrités féminines. Elles se distinguent en bonne part par l’exercice des arts. La cantatrice, la danseuse et l’actrice deviennent trois grandes figures qui conjuguent l’art au féminin à la fin du siècle. La clientèle phare de l’atelier devient le monde du spectacle qui incarne un nouveau modèle de réussite social. Les femmes de l’art contribuent au développement de portraits où la mise en scène s’affirme de plus en plus comme un élément déterminant de l’image. Par leur pose et leur attitude, les cantatrices manifestent le prestige de leur art. Elles représentent l’académie de l’art lyrique et tiennent un rang social qui interdit l’expression trop directe de la séduction féminine ou même de la fantaisie que les rôles qu’elles incarnent pourraient refléter. Élégantes et quelque peu maternelles, les cantatrices se distinguent des danseuses. La plus célèbre d’entre elles est Cléo de Mérode (1875-1966). Formée à l’Opéra de Paris, aristocrate, concurrente sur le terrain de la célébrité de Sarah Bernhardt, elle est une artiste et une figure mondaine, modèle du peintre Edgar Degas ou du sculpteur Alexandre Falguière. Sa beauté lui vaut d’être photographiée à de multiples reprises et surtout de voir son image, et c’est une première, diffusée à l’échelle mondiale. Elle inaugure une iconographie où la célébrité, la beauté et la mondanité forment un ensemble moderne. À côté d’elle, les autres danseuses prennent la pose en mettant en scène leurs talents. Mais l’exercice ne rend pas justice à leur art et privilégie l’anecdote. L’actrice emblématique de la production Nadar reste Sarah Bernhardt (1844-1923). D’origine modeste mais éduquée grâce au duc de Morny, qualifiée de «courtisane», l’artiste est aussi une aventurière dont l’existence passionne autant que son talent. Elle trouve dans l’intensité de l’existence la profondeur de son art de tragédienne, sa carrière illustre lui assure une renommée sur les cinq continents. C’est à cette époque une célébrité inédite. «Monstre sacré», comme la définit Jean Cocteau, Sarah Bernhardt traverse toute l’histoire de l’atelier Nadar. Photographiée par Félix lorsqu’elle n’a qu’une quinzaine d’années à son entrée au conservatoire d’art dramatique, Paul lui assure jusqu’au tournant du siècle une place de choix dans ses planches de référence. Avec Sarah Bernhardt, on dépasse le portrait d’actrice pour laisser place au jeu de l’actrice. Par le costume, le geste, l’expression du visage et jusqu’à la reconstitution d’une scène jouée devant la chambre photographique, le cadre du portrait est détruit au profit d’une image où l’actrice et son rôle se superposent.
Dans les années 1880, Paul développe une clientèle d’artistes du spectacle et enrichit la variété des fonds en accord avec les rôles des acteurs. Le temps de l’esthétique de la sobriété de Nadar père est passé. Grâce aux plaques négatives des archives de l’atelier, on peut observer le hors-champ des portraits avant que le recadrage au tirage n’évacue tous les détails des coulisses. Une foule d’anecdotes sont alors révélées, elles traduisent la vie quotidienne de l’atelier. Le rôle des assistants qui maintiennent les écrans réflecteurs, les multiples artifices pour stabiliser la mise en scène des personnages, et surtout les limites des décors de fond qui nous obligent à regarder ces images tout autrement. Véritables petites mises en scènes, ces portraits de personnalités en vogue traduisent le sentiment et le goût de l’époque. Le choix des fonds peints révèle aussi, dans la tradition du portrait, un peu du monde intérieur du sujet. Ferdinand de Lesseps (1805-1894) pose avec sa nombreuse famille devant l’évocation peinte de l’Egypte. Surnommé «Le Grand Français», le vice-consul de France à Alexandrie est auréolé de son oeuvre de bâtisseur qui compte le canal de Suez et celui de Panama. Mais ici l’Orient s’arrête à quelques mètres carrés de toile peinte, et le moment de la prise de vue est révélé par le hors-champ. Il montre l’opérateur attirant l’attention des enfants par un tambourin afin de donner à la pose collective une harmonie expressive. Les actrices emmènent avec elles leurs tenues de spectacles et des éléments de décors qui les situent dans leur monde imaginaire. Partout, les employés du photographe sont à pied d’oeuvre : il font entendre raison à un chien rebelle, maintiennent à bras le corps un écran, ou bien encore supportent un fond peint en équilibre. Mais cette démystification de la photographie d’atelier est pleine de vertus pédagogiques et, au final, elle empêche toute critique sur l’artifice des poses : la photographie est bel et bien une construction, comme le sera bientôt le cinéma. Dès l’époque, il existe un travail considérable de « post-production » comme on le dirait aujourd’hui : la retouche. Elle se distingue de la simple « repique » qui consiste à effacer quelques accidents et poussières. La retouche, pratiquée par des professionnels appointés par l’atelier, consiste à enjoliver les modèles en gommant les disgrâces et en soulignant les avantages. Bien avant les débats sur le numérique, la retouche a toujours fait partie de la construction des images afin de les adapter à la demande de la clientèle. Des artifices, des décors, des costumes des poses et de la retouche : la photographie d’atelier est une petite industrie à fabriquer des mythologies visuelles et s’impose peu à peu comme un des hauts lieux d’une société qui aime à se contempler. Les registres de commande témoignent de cette économie où l’on utilise le studio du photographe pour parfaire son image sociale.
Le marché que constitue, pour l’atelier Nadar, l’actualité théâtrale ne se dément pas à partir des années 1880. Il est l’occasion d’expériences inédites sur le plan photographique. S’agit-il de répondre aux demandes de la presse illustrée ? Pour la première fois, l’imposante chambre photographique sort de l’atelier pour s’installer sur les lieux mêmes du spectacle. Fixant le point de vue idéal du spectateur, la chambre est disposée au milieu des gradins et braquée sur la scène. Mais à la différence de l’atelier équipé en lumière du jour de la rue d’Anjou, les théâtres parisiens sont un monde de pénombre que les éclairages de la rampe ne suffisent pas à rendre visible sur les plaques du photographe. Paul bénéficie des inventions de son père dans le domaine de l’éclairage artificiel. En effet, Nadar dépose dès 1861 un brevet et applique les éclairages électriques dans ses célèbres séries photographiques réalisées dans les égouts parisiens. Puis, dans les catacombes, il réalise ses prises de vues grâce aux éclairs magnésiques. Paul développe à son tour une lampe à magnésium qu’il qualifie de «révolution» pour la photographie. L’univers clos des salles de théâtre présente les mêmes difficultés et se voit révélé par la puissance du flash. Nous sommes toutefois loin d’une représentation théâtrale en public : les acteurs prennent ici la pose lors d’une séance dédiée aux prises de vues photographiques. Le recours aux récentes plaques sensibilisées au gélatino-bromure d’argent permet un enregistrement quasi instantané. Ils choisissent des moments spectaculaires ou séduisant de la pièce afin d’assurer la promotion du spectacle. On trouve là les plus grands succès que constituent les créations de Feydeau, tel Le Fil à la patte au théâtre du Palais-Royal en 1894 ; ou bien Le Système Ribadier deux ans auparavant, comptant les scènes fameuses où le mari volage hypnotise sa femme durant ses escapades. Ce marché des vues de mise en scène connaît son pendant : les acteurs se dirigent en groupe à l’atelier Nadar et viennent sur les planches du studio mimer les scènes de leurs spectacles. La proximité du point de vue transforme le spectacle en un mimodrame souvent désopilant qui achève de retirer à la photographie tout naturel. Le répertoire en vogue, où triomphe Madame Sans Gêne, pièce de Victorien Sardou et Émile Moreau, créée au théâtre du Vaudeville en octobre 1893, est à ce titre hautement significatif d’un théâtre dont la photographie découvre le burlesque. Ce goût de l’artifice correspond au succès des tableaux vivants, spectacles mondains du Second Empire devenus de plus en plus populaires à la fin du siècle. Les personnages en costumes miment, immobiles, la reconstitution de tableaux ou sculptures célèbres, jouant avec plus ou moins de grâce sur l’ambiguïté du vivant et de l’inerte, et prétextant parfois des costumes «naturels» pour exhiber ce que la morale réprouve. Ainsi, Mme de Gaby apparaît en Vénus dans Le Carnet du diable au théâtre des Variétés le 25 novembre 1895, immobilisée deux fois : par la pose mimée et celle qu’éternise l’enregistrement photographique de Nadar. Pour le meilleur et pour le pire.
Bien que seul aux commandes de l’atelier Nadar au tournant des années 1880-1890, Paul entretient des relations houleuses avec son père qui en reste actionnaire. Celui-ci critique les projets de développements commerciaux de son fils qui installe une annexe de l’atelier — l’Office général de photographie — pour vendre du matériel photographique. Paul se lance par ailleurs dans la littérature photographique et publie le Paris-Photographe qui fait la chronique des actualités techniques et culturelles. Selon Nadar père, tout ceci mène l’atelier à la ruine. L’amertume du père a peut-être une autre origine : son fonds de portraits n’est plus rentable, les journaux illustrés ne demandent plus de personnages connus ou en tous les cas pas ceux que Nadar avait photographiés. La chute du chiffre d’affaire est aussi le reflet d’une nouvelle demande de la presse. C’est ce que Paul réplique à son père : désormais les gens achètent leur matériel pour faire de la photographie eux-mêmes. Le pari de Paul est d’accompagner le développement des amateurs ; il devient en 1891 puis en 1893 l’agent de Eastman Kodak. Sur un autre plan, Nadar désapprouve les relations amoureuses de Paul avec une actrice de l’Opéra- Comique, Élisabeth Degrandi déjà mariée. Scandale moral mais aussi belle famille peu scrupuleuse qui bientôt s’emploie rue d’Anjou. Nadar père craint pour les affaires familiales. C’est pourtant ce monde du spectacle, ces célébrités du divertissement, qui fournissent à l’atelier une part notable de son activité. Ainsi, se croisent devant l’objectif de Paul deux mondes en apparence opposés : celui des acteurs les plus farfelus et celui, plus «nadarien», des personnalités à la mise élégante. Les personnages en vogue sur les planches du Théâtre des Nouveautés ou des Folies dramatiques, aux attitudes expressives jusqu’au grotesque, ne sont toutefois pas sans rappeler l’oeuvre du caricaturiste Nadar des années 1850. Le célèbre mime Deburau n’avait-il pas inspiré Nadar à cette époque pour des séances de pose restées célèbres ? À la fin du siècle, les théâtres populaires prennent en charge la peinture d’une comédie humaine que l’atelier du photographe retranscrit à sa manière. Les portraits classiques des peintres, musiciens ou jeunes aristocrates cohabitent ainsi avec les acteurs grimaçant dans leurs costumes, Riquet à la Houppe formant le portrait inversé du Grand Duc Pierre de Russie. Ce décalage dans la clientèle de l’atelier traduit à sa manière celui qui s’est définitivement instauré entre Nadar père et fils, mais il montre aussi le portrait double d’une société qui aiment à se représenter, dans la ville et sur les planches, et que le studio du photographe réunit.
Le milieu des années 1890 voit l’abandon sans mal de l’héritage de Nadar père : de gérant, Paul dont la santé est fragile, devient enfin propriétaire en 1895. Nadar lui, avec une énergie peu commune, reprend ses activités et fonde une nouvelle entreprise de photographie à Marseille qu’il conserve cinq ans, avant son retour définitif dans la capitale pour se consacrer à ses mémoires. L’activité de l’atelier Nadar à Paris bénéficie de la prise de conscience de Paul : la photographie est devenue populaire. Populaire au sens où elle est désormais pratiquée par beaucoup grâce aux appareils maniables et aux pellicules sensibles permettant l’instantané, populaire aussi parce qu’elle diffuse les images de la naissance d’une société de loisir. Loisir dont les spectacles des boulevards, aux côtés des sports et des bords de mer deviennent un élément essentiel de l’imaginaire de la Belle Époque. Distraire est un mot d’ordre qui correspond au fait que la vie est beaucoup moins rose que ne le laisse penser le terme de Belle Époque. Amuser, faire rêver est une partie de l’activité de l’atelier qui portraiture les acteurs en costume. Si notre regard contemporain s’amuse effectivement de ces figures anachroniques, on peut légitimement penser qu’elles s’inscrivent dans les plaisirs que nourrissent les programmations des salles parisiennes : de la Rome antique aux débuts de l’humanité, toutes les périodes de l’histoires sont l’occasion d’un exotisme historique où les costumes et les décors ravissent le public. Ces acteurs costumés s’opposent a priori à la norme du portrait nadarien appliquée aux personnages officiels — Français décorés par la République ou étrangers portant les insignes de leurs reconnaissances militaires et académiques. Pourtant ces derniers sont déterminés par leurs tenues et la pompe vestimentaire qui renvoie au public les honneurs auxquels ils ont droit. Pas moins que les acteurs en costumes, ils semblent hériter des artifices de la parade. Au hiératisme quelque peu désinvolte des légionnaires romains de pacotille se mêle le sérieux des portraits officiels, l’atelier du photographe devenant alors une mystérieuse machine à remonter le temps.
L’atelier du photographe parisien est un des intermédiaires du succès public que remporte le théâtre de boulevard. Il fait à ce titre partie des hauts lieux fin de siècle. Ce théâtre populaire est l’objet d’un monopole de directeurs d’établissement, d’auteurs à succès et de critiques influents. Dans cette mécanique commerciale, la diffusion des photographies de célébrités et de scènes phare des pièces joue son rôle. Alors que les représentations sur les planches sont éphémères, leur souvenir est entretenu par l’image. Le répertoire de l’époque où Courteline et Feydeau triomphent, revendique un naturalisme qui ouvre paradoxalement à toutes les fantaisies. Théâtre social, théâtre d’idée ou théâtre d’amour, c’est toujours le sentiment qui est mis en scène de façon caricaturale. Dans un climat qui peine à dépasser la défaite de 1870 et les cicatrices de la Commune, ces répertoires participent pour certains de la décadence d’une époque. Le sentiment amoureux procure l’illusion d’échapper à l’histoire. Universel et intime, érotique ou maternelle, ingénu ou morbide, le sentiment amoureux participe à une certaine forme de critique sociale mais qui se joue sur le mode de la légèreté. La photographie relaie cette industrie de la comédie où les auteurs célèbres produisent près de deux pièces par an.
De cette époque, l’atelier de Paul Nadar livre les images les plus emblématiques. À l’opposé de
l’aristocratie romantique de Nadar père, comme des avant-gardes symbolistes qui ouvrent le XXe siècle,
l’univers commercial et populaire de l’atelier de la rue d’Anjou continue sur sa lancée, conservant, après
1910, de la figure de son fondateur désormais disparu, un souvenir lointain alors que de nouveaux
«studios», et principalement celui d’Harcourt, renouvellent au début des années 1930 l’art du portrait de
célébrités.
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