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Jacques Monory |
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Des emprunts photographiques et cinématographiques, le recours à la monochromie, la froideur de la touche et de la composition caractérisent un style singulier et engagé dans la représentation. Son travail en juxtaposant ou superposant des images photographiques est principalement la source de ses oeuvres. Ses figures baignent sur un fond monochrome souvent bleu. Présentation de l'exposition par Bernard Vasseur
Je suis très heureux de vous accueillir en ce beau jour de printemps au Moulin de Saint – Arnoult. Je vous remercie de votre présence. Elle constitue un encouragement précieux pour la petite équipe de cette Maison Elsa Triolet et Aragon qui programme ses initiatives et qui vous reçoit aujourd’hui avec tout son coeur.
Je suis également très heureux et très fier de vous présenter Jacques Monory qui nous a fait le somptueux cadeau de cette exposition. Je l’en remercie très sincèrement et vous me permettrez d’associer son épouse Paule Monory à ces remerciements. Tous les deux ont accepté notre invitation avec grande gentillesse et ont apporté une aide précieuse pour la réalisation de cette exposition.
Il y a bien longtemps qu’avec notre conseil d’administration, avec Caroline Bruant, mon adjointe à la direction de cette maison, nous souhaitions accueillir une exposition des toiles de Monory. Tout simplement parce que depuis longtemps nous connaissons et aimons son oeuvre. Et pour m’en tenir au plus récent, je me souviens de la belle exposition d’ouverture du MAC/VAL à Vitry qui vous était consacrée, Cher Jacques, il y a cinq ans, ou bien encore de vos superbes "tigres" montrés au printemps de l’an dernier à la Fondation Maeght de Saint Paul de Vence. Mais nous ne savions pas comment vous aborder : nous sommes un "petit" lieu et nous n’osions pas vous contacter, vous qui êtes un personnage éminent et si vous me permettez, un "monument" de la peinture et de l’art contemporains. Jusqu’à ce que l’ami Erro nous aide et nous recommande auprès de vous. Et j’ai compris alors que les "monuments" savaient être non seulement accessibles mais aussi à l’écoute de la demande que je vous ai formulée alors. Et tout s’est alors mis en route le plus simplement et le plus généreusement du monde. Soyez encore une fois remerciés tous les deux pour tout cela.
Je ne vais évidemment pas revenir sur l’ensemble de votre oeuvre ni sur les débuts de votre renommée, dans les années soixante, alors même que s’enclenchait ce que l’on a appelé alors "la figuration narrative", dont vous avez contribué à forger l’histoire avec vos amis Rancillac, Télémaque, Stämpfli, Erro, Adami et quelques autres. Cette rétrospective et cette vue d’ensemble ont été merveilleusement écrites et montrées dans le beau livre que Pascal Le Thorel vous a consacré il y a cinq ans. Un livre qu’il devient bien difficile à trouver à Paris, mais qui figure ici dans notre librairie-boutique.
Je viens de parler de "figuration narrative", mais je ne crois pas que les "tiroirs" ou les "étiquettes" vous conviennent vraiment. Vous avez bien raison. Et je mettrai en liminaire à mon propos, ces formules de vous qui figurent en exergue de ce petit livre que vous avez intitulé "Miroirs" et qui vient de paraître chez Maeght. Je vous cite : "les recherches d’ordre plastique m’emmerdent. Je hais le décoratif. Mon travail a été apparenté au Pop Art et à l’hyperréalisme. Je suis mis dans la boîte figuration narrative. Je serais peutêtre un artiste conceptuel employant des pinceaux ? Je crois être le seul peintre à me servir du cinéma dans la peinture, en tout cas de cette façon. Formellement, c’est mon apport. Mais le plus important, c’est d’indiquer que tout cela n’est qu’illusion"
Voilà un bon début, reconnaissons-le, auquel il n’y a guère à ajouter. Mais puisque je tiens à dire quelques mots sur votre travail et sur le plaisir que je prends à le regarder, je le ferai avec beaucoup de modestie, car les plus grands ont écrit sur vous. Je pense, par exemple , et que ceux que j’oublie me pardonnent, à Jean François Lyotard, dont j’ai suivi jadis les cours de philo, à Alain Jouffroy, bien connu d’Aragon et familier de ce Moulin, à Jean- Christophe Baîlly que je croise quelque fois à la Maison de la Culture de Bobigny, ou encore à Pascal Le Thorel que j’ai eu grand plaisir à accueillir ici, avec vous deux, il y a quelques semaines. Je me bornerai donc à parler des toiles que vous nous avez confiées et que nous montrons dans cette salle, et en la compagnie desquelles j’ai longuement séjourné hier matin quand on finissait de les disposer.
J’y vois d’abord à l’oeuvre cette loi des rêveries qu’avait jadis formulée Gaston Bachelard quand il écrivait : "Combien on activerait l’imagination si l’on cherchait systématiquement les objets que se contredisent !". Et de fait, un être pur et simple ne peut pas ouvrir la porte des songes, qui veut un au-delà, des aventures et par conséquent des rivalités, des oppositions, des risques. La rêverie s’alimente de l’ardeur des matières, de la composition et du choc des couleurs : les contrastes l’enflamment et la pousse jusqu’à son paroxysme, dégageant immédiatement un chemin dans lequel elle s’engouffre.
La première contradiction qui me frappe dans votre travail, c’est celle qui oppose la clarté des éléments ou des fragments, pris un à un, dans vos toiles, et l’énigme pour l’oeil et pour l’esprit qui naît de leur rapprochement, de leur rassemblement. Car vos toiles sont à la fois unes et multiples, parties et touts, comme les séries qu’elles composent.
Prenons par exemple cette toile n°2 de la série "Peinture sentimentale" que vous avez peinte tout récemment. Tout y paraît limpide et parfaitement identifiable : la fameuse dominante bleue qui vous est chère (n’est-ce pas Philippe Marin qui a mis en pot et en tube ce que l’on appelle désormais le "bleu Monory ?) ; à gauche, la sérénité d’un paysage de lac ou de canal, avec des arbres se mirant dans l’eau ; à droite, deux jeunes femmes dans une barque, et nous voilà en plein romantisme ou dans les thèmes et motifs chers aux impressionnistes. "Là tout n’est qu’ordre et beauté,/ Luxe, calme et volupté" et l’on songe à une "invitation au voyage" toute baudelairienne. Mais voilà que surgissent au milieu des jeunes filles en fleurs et des canaux, ce singe ou encore ces bandes blanches collées sur la toile, où on peut lire "Peinture interdite…JM", et l’intellect s’enflamme! Ce qui paraissait tendre pastorale, églogue champêtre, bluette bucolique tirant tout entière son charme de son apparence chaste et sans histoire vient se creuser d’une profondeur et l’eau miroir limpide et serein vient se brouiller obscurément. C’est le moment de se rappeler que Baudelaire est l’auteur des "Fleurs du Mal", et que ce "mal" là pourrait bien venir de ce singe ! Car enfin qui est-il ce chimpanzé ? Un rappel de notre animalité native ? Une ouverture à la sexualité – voire à la lubricité- dont on sait qu’elle est démonstrative et fameuse chez cet animal, et donc un désir surgissant du tréfonds du corps pour perturber la tranquillité d’un cadre harmonieux et paisible : les philosophes et Freud là-dessus nous en ont dit bien d’autres, des vertes et des pas mûres ! A moins qu’il tienne tout entier, ce singe, dans l’éclat de rire d’un peintre qui possède suprêmement le sens de l’humour ? Car je sais, cher Jacques, que vous aviez déjà eu recours au singe dans votre série intitulée "Le Peintre" et que vous en disiez ceci : "le singe, c’est vraiment le peintre et vice-versa. Dans l’Antiquité, chez Chardin, chez Picasso, on voit un singe le pinceau à la main. Ils voulaient dire très nettement que les peintres sont des singes. Je fais le singe". Et du coup l’injonction "peinture interdite", signée "JM" comme Jacques Monory, pourrait bien nous dire deux choses là encore opposées : ou bien "la peinture s’en tient aux apparences. Halte-là ! Pas de peinture au-dessous de la ceinture" vous dit Jacques Monory. Ou bien encore tout au contraire : comme si l’on vous disait à vous, le peintre : "halte-là Jacques, pas de peinture pour toi de ce côté-la avec romantisme, fleur bleue et jeunes filles à voilette, n’oublie pas le singe !"
Voilà bien l’énigme que constitue chaque toile de Monory, quand le plaisir des yeux se complète d’une interrogation de l’intellect. Et l’on se prend à rêver de cette absence de réponse claire qui surgit de la toile peinte, pourtant toute en clarté dans ses parties et qui n’en finit pas d’interroger par les ambigüités dont se nourrit son ensemble.
Je pourrais continuer : voici "Peinture sentimentale" n°2 : une toile qui elle aussi rassemble quatre éléments, une unité qui s’abreuve au multiple sans le gommer. Et l’énigme qui en naît. Il y a ici un hommage au cinéma qui vous est cher avec ces oiseaux d’Alfred Hitchcock. Une autre scène qui semble bien elle aussi venir d’un film noir des années 50. Le bleu qui est commun aux deux fragments semble bien les unir dans la mémoire. Mais voilà le vert qui domine dans les autres parties, même si le bleu semble le précéder sur la toile et en surgir par bribe ici et là. Nous voilà avec une nature plus paisible : est-ce bien un camping ici, un jeune homme là s’abreuvant à une source d’eau pure ? Et ces oiseaux blancs qui jurent avec les corbeaux du cinéaste sont-ils bien ceux qui s’envolent pacifiquement vers notre enfance. Voilà donc une toile qui "montre" sans dévoiler le secret qui la fonde et la constitue. Une énigme, vous dis-je, comme les aime Jacques Monory. Et l’on songe à cette boutade qu’évoque Jean-Paul Sartre dans Les Mots : quand sa tante lui disait "glissez mortels, n’appuyez pas" !
On a bien ainsi l’impression que cette série intitulée "Peinture sentimentale" rassemble des séquences de vie intime, des jeux fugaces d’émotions, toute une palette de sentiments que les toiles viennent assembler dans le jeu de leurs composition et l’incendie de leurs couleurs. Ainsi n’est-ce pas votre chienne Ida qui vous accompagne ici – à moins que ce soit un loup solitaire dont vous dites aussi que vous les aimez, mais je penche pour la chienne, sans être tout à fait sûr ? Et ce "tigre" n’est-il pas un souvenir de vos séries précédentes, et cette jeune fille de rêve qui borde l’horizon, et l’autre côté du fleuve, inaccessible et pourtant bien palpable dans sa beauté ?
Je parlais de votre goût du cinéma. C’est pour moi l’occasion d’évoquer les films que vous avez réalisés et qui sont aujourd’hui accessibles grâce au DVD. Mais je veux aussi saluer le Monory acteur de ce "Roman photo" n° 17. Car enfin, c’est bien vous le privé à chapeau gris ? On voit par les reflets verts surgissant sur le noir que le manteau est en cuir. Et les soldats casqués qui paraissent dans l’ombre derrière lui viennent donner une gravité sombre et peutêtre menaçante à l’acteur du "roman photo" qui fait pleurer Margot, où vous avez joué à vous camper en "Philip Marlow" ou en "Humphrey Bogart", ténébreux et souverain.
Vous comprendrez que je ne veuille pas conclure ces quelques mots sans évoquer cette immense fresque de plus de 10 mètres de la série "Ciel" que vous avez appelée "Soleil de minuit". Ici nous ne sommes plus dans le cinéma populaire ambulant de votre enfance où – comme vous l’avez raconté - l’on déroulait le film à la manivelle et où l’on mettait une cellophane bleue ou jaune devant l’objectif du projecteur pour indiquer la nuit ou le jour. Ici c’est l’univers entier du feu d’Héraclite et des présocratiques qui est convoqué sur votre toile et qui ouvre nos regards à la méditation. Ici, j’ai songé à la définition que Kant donne du sublime au début de sa Critique de la faculté de juger : "Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit. Le spectateur éprouve ici le sentiment de l’impuissance de son imagination pour présenter l’idée d’un tout." Ou encore à ce papier que Blaise Pascal portait en permanence dans la doublure de son habit et qu’on a l’habitude d’appeler le Mémorial, vous savez : "lundi 23 novembre 1654, jour de Saint Clément, pape et martyre et autres au martyrologe, depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi, Feu". Et c’est bien en effet un voyage intérieur qui s’ouvre devant le feu sublime des couleurs de Jacques Monory. Et les contradictions s’y condensent : l’infini dans le fini, l’absolu dans le relatif, le continu dans le discontinu, le mouvement dans l’immobile. Car voici cette tige de plexiglas avec la boule métallique qu’on imagine y descendre – salut au célèbre plan incliné de Galilée : "eppure si muove" ! – et la nuit qui pourtant ne succède pas au jour, puisque le soleil – comme sur les photos du livre de géographie de mon enfance – y remonte à l’horizon et que le jour y succède au jour, comme une anomalie tout droit sortie de la nécessité! Le fjord norvégien que l’on devine serein au fond de l’horizon devrait bien pourtant en sortir de ses gonds, tant le temps est ici disjoint de lui-même : il passe sans passer et son cycle est brisé.
Voilà, cher Jacques, ce que je souhaitais dire à nos amis tant sont riches les émotions et les questionnements qui naissent de vos images et du travail de vos mains. Je leur souhaite le même plaisir, les mêmes émotions et les mêmes transports à les regarder que ceux qui furent les miens, et je vous remercie de les avoir partagés avec nous tous aujourd’hui.
Un dernier mot. Mercredi prochain, dans quelques jours, s’ouvre à l’Adresse – Musée de la poste, à Montparnasse, à Paris une exposition : "Aragon et l’art moderne". La commissaire de l’exposition, notre amie Josette Rasle, a tenu à ce que notre Maison de Saint-Arnoult y soit associée. Nous y avons donc travaillé. Nous y avons en particulier reconstitué l’un des fameux murs de l’appartement d’Aragon, rue de Varennes, avec ses innombrables cartes et les célèbres petites punaises rouges. Or, des photos de cet appartement en témoignent : Aragon disposait chez lui, sur ses murs, d’un Monory. Nous avons perdu la trace de cette toile. Mais nous avons tenu – puisque c’est Caroline Bruant qui a travaillé à reconstituer ce pan de mur – à ce qu’un clin d’oeil à votre travail y figure. Vous trouverez donc, chers Amis, l’invitation à cette exposition de Jacques Monory qui s’ouvre aujourd’hui à Saint-Arnoult, sur le mur de l’exposition parisienne du Montparnasse. Ceci pour vous dire, Cher Jacques – mais vous l’avez compris – que nous vous aimons. Je vous remercie de votre attention.
Bernard Vasseur, Directeur de la Maison Elsa Triolet - Aragon