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Une passion pour Delacroix |
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Musée national Eugène Delacroix, ParisExposition du 16 décembre 2009 - 5 avril 2010Bien que le musée Eugène Delacroix ait été créé en 1932 à l’initiative d’artistes et de collectionneurs, c’est la première fois qu’il présente une collection privée. Il faut dire que l’ensemble de dessins et d’esquisses peintes d'Eugène Delacroix réuni par Karen B. Cohen force l’admiration, par sa qualité et sa variété mais aussi par la passion qu’il a fallu à son auteur pour réunir tant d’oeuvres traquées au fil des ans depuis New York. L’essentiel de ce magnifique ensemble ira rejoindre ultérieurement les collections du Metropolitan Museum of Art de New York, institution dont Karen B. Cohen est Honorary Trustee. Pour l’heure, retrouvant exceptionnellement les murs dans lesquels elles figurèrent pour la plupart jusqu’en 1864 (année de la vente du contenu de l’atelier), 90 oeuvres ont été sélectionnées pour cette exposition parisienne, présentée en avant-première dans la demeure du peintre et enrichie de pièces de comparaison empruntées au musée du Louvre et à d’autres collections publiques françaises. La collection de Karen B. Cohen a ceci de remarquable qu’elle ne se limite pas aux aspects les plus évidents du génie de l’artiste ; elle couvre tous les domaines, des carnets de croquis aux grandes feuilles, des copies d’après Raphaël ou Rubens aux recherches pour les vastes décors muraux, des sujets religieux aux illustrations d’après Shakespeare ou George Sand, des combats d’animaux sauvages aux flamboyantes scènes marocaines. Ce panorama très complet de la carrière de l’artiste nous propose une sorte de musée imaginaire.
A travers le prisme de cette collection singulière, le parcours
artistique d’Eugène Delacroix mais aussi ses choix, sa méthode de
travail se dévoilent, permettant une plus grande et meilleure
compréhension de son oeuvre. La présentation au public français
de cet ensemble unique est donc un événement majeur pour le
musée Eugène-Delacroix.
"Tout ce qu’il y a dans la religion pour l’imagination" Élevé dans un milieu au rationalisme issu des Lumières, Delacroix, bien qu’il soit passé par quelques phases traditionnelles d’interrogations, eut surtout une approche esthétique de la religion. Celle-ci tient néanmoins une place centrale dans son oeuvre. Certes, les compositions les plus célèbres répondaient à des commandes publiques, mais nombre de tableaux de formats plus réduits étaient destinés à des collectionneurs qui ne cherchaient pas expressément des sujets de dévotion. Puisant son inspiration chez les grands maîtres du passé, Delacroix se mesura souvent aux mêmes thèmes bibliques. Mais le choix récurrent de scène christiques ou de saints persécutés ainsi que leur traitement avec un sens du pathétique dénué d’affèterie traduisent une communion profonde de l’artiste avec le sentiment religieux qui dépasse la seule volonté d’en renouveler l’iconographie. Après l’épisode de la Vierge du Sacré-Coeur (1821), peinte à la place de Géricault et affectée à la cathédrale d’Ajaccio sous le nom de son aîné, c’est en 1824 que Delacroix reçut sa première commande officielle pour un tableau religieux, Le Christ au jardin des Oliviers, destiné à l’église Saint-Paul-Saint-Louis à Paris. Il offrait déjà là une vision toute personnelle d’un thème que l’artiste allait développer de nouveau vingt ans plus tard : un Christ humain, abandonné et souffrant, qui s’accorde à sa propre figure d’artiste solitaire et pétri de doutes. La même grandeur lyrique empreint la Pietà ou Lamentation sur le Christ mort de l’église Saint-Denys-du- Saint-Sacrement. L’expression exacerbée des passions, héritée de la Pietà du Rosso, voire un pathos digne du Tintoret, choqua plus d’un contemporain tant cette douleur indignée s’opposait à l’idée de l’acceptation du sacrifice. Elle suscita l’enthousiasme de Baudelaire : "Ce chef-d’oeuvre laisse dans l’esprit un sillon profond de mélancolie" (Salon de 1846). Mais c’est dégagé de tout sentimentalisme que Delacroix choisit de traiter, dans la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice, ce qui est peut-être son testament artistique, La Lutte de Jacob avec l’Ange, Héliodore chassé du Temple et L’Archange saint Michel terrassant le démon. Autant d’épisodes qui, loin des visions séraphiques attendues, mettaient en scènes des combats.
Le Christ guérissant l’aveugle de Jéricho, enfin, s’inspire de la toile de Poussin du Louvre. Mais l’artiste réduit l’échelle des figures et remplace le paysage très construit de Poussin par une évocation quasi impressionniste
des remparts de Meknès. Plutôt qu’une toile abandonnée parce qu’elle ne donnait pas satisfaction, il faut voir là un des derniers tableaux du maître interrompus par la mort. Il prolonge, après La Lutte de Jacob avec l’Ange,
cette fusion de la Nature et du Sacré, ce panthéisme diffus qui s’est substitué à son scepticisme religieux
originel et imprègne progressivement ses réflexions : de la Pietà aux oeuvres ultimes, Delacroix semble livrer
un message universel, moins destiné aux seuls croyants qu’au coeur de tout être doté de sentiments.
"Ouvrir un livre capable d’inspirer et se laisser guider par l’humeur" En véritable peintre d’histoire, Delacroix a largement puisé son inspiration dans la littérature, de Shakespeare à Goethe, de Byron à George Sand. "Rappelle-toi, pour t’enflammer éternellement, certains passages de Byron", écrivait le jeune peintre dans son Journal, en mai 1824, ajoutant une liste de sujets tirés des oeuvres du poète. Delacroix garda sa vie durant cette habitude de noter les impressions de ses nombreuses lectures et les idées de composition que celles-ci lui inspiraient. Parmi les poèmes byroniens, celui qu’il traita peut-être le plus fut Le Giaour (1813). C’est encore Byron qui lui inspira le sujet de ses Deux Foscari (1855). L’autre auteur britannique contemporain dont les oeuvres ne cessèrent de fournir à Delacroix des sujets de tableaux fut Walter Scott, dont il tira notamment, en 1829, son Assassinat de l’évêque de Liège. Si les lectures de Delacroix lui suggérèrent des compositions isolées où entrait une certaine liberté dans l’adaptation de l’oeuvre littéraire, elles lui inspirèrent également des suites d’illustrations, où les scènes lithographiées suivaient de plus près le texte. Ainsi la collection Cohen comprend des dessins préparatoires pour l’édition de Hamlet de Shakespeare, publiée en 1843, ainsi qu’un carnet de dessins qui garde l’émouvant souvenir d’une représentation d’Othello à laquelle assista Delacroix en 1855. L’autre série de lithographies, qui l’occupa de 1836 à 1842, illustre une pièce de Goethe intitulée Goetz de Berlichingen (1773), alors nouvellement traduite en français. Plus rares furent les écrivains français contemporains à avoir inspiré le peintre. Son amie George Sand fait exception et c’est la deuxième édition de son roman Lélia (1839), qui fournit à Delacroix le sujet d’une composition. Peu après la publication, il lui envoya la version au pastel et quelques années plus tard, en 1847, il n’hésita pas à la répéter sur toile. Si toutes ces oeuvres rappellent la place capitale qu’occupe l’inspiration littéraire chez Delacroix, les rapports qu’elles entretiennent avec leurs sources – allant de l’illustration à la libre adaptation – témoignent de la complexité de l’attitude du peintre vis-à-vis du texte. Peintre avant d’être également un véritable homme de lettres, Delacroix paraît avoir été davantage motivé par une énergie créatrice purement picturale que par le besoin de donner une traduction formelle aux idées d’un autre. Ainsi, il note dans son Journal en avril 1824 : "Ce qu’il faudrait donc pour trouver un sujet, c’est ouvrir un livre capable d’inspirer et se laisser guider par l’humeur." Loin d’être l’illustrateur servile des auteurs qu’il admirait, Delacroix s’est servi des oeuvres de ces derniers comme support pour des créations autonomes où les moyens d’expression sont d’abord et avant tout picturaux.
"Mon coeur bat plus vite quand je me trouve en présence de grandes murailles à peindre" Certes élu tardivement à l’Académie, Delacroix est rarement classé parmi les artistes officiels. Il bénéficia pourtant, à travers les régimes politiques, de commandes de décors muraux parmi les plus prestigieuses. Celui qui refusait la posture de porte-drapeau du romantisme français se proclamait, non sans raison, le dernier des classiques. Le paradoxe n’est qu’apparent tant Delacroix s’appliqua à ses lourds programmes allégoriques sans renier sa liberté esthétique. Aussi ses peintures murales sans compromis restent-elles à part dans la production picturale du XIXe siècle. La première de ces commandes fut celle, en 1833, du décor du Salon du roi au palais Bourbon. Ce chantier à peine achevé, Delacroix recevait en 1838, celle, beaucoup plus vaste, du décor de la voûte à coupoles de la bibliothèque du même palais Bourbon. Concurremment, il dut mener la décoration, de 1841 à 1846, de la bibliothèque de la Chambre des pairs au palais du Luxembourg, qui présentait encore un espace fort différent. Enfin, après la galerie d’Apollon au Louvre, l’ultime commande civile à laquelle Delacroix s’attela, de 1851 à 1854, fut le décor du salon de la Paix dans l’ancien hôtel de ville de Paris. Il y était mis en concurrence ouverte avec Ingres à qui avait été demandé un plafond pour un salon symétrique. L’ensemble, célébré en son temps, fut anéanti par l’incendie de la Commune de 1871 et n’est plus connu que par les esquisses préparatoires. Les gigantesques surfaces que Delacroix dut couvrir l’obligèrent à un difficile et patient travail de conception fondé sur quantité de dessins et d’esquisses. Au-delà de l’élaboration de chaque sujet, ces travaux préparatoires devaient l’aider à résoudre les problèmes propres à la grande décoration murale : l’insertion des scènes dans les compartiment de plafond, de voussure ou de panneau d’entre-fenêtre, la maîtrise des effets de perspective et de raccourci des figures, le rythme et la variété des compositions, l’équilibre des couleurs, la correspondance entre les sujets. Loin de la seule inspiration spontanée d’un artiste isolé, le grand décor impose un difficile jeu de contraintes et de choix. Delacroix fut aidé pour la réalisation des peintures finales par des collaborateurs comme Gustave de Lassalle-Bordes, Louis de Planet, Pierre Andrieu et Louis Boulangé. Ces entreprises ont donc suscité une masse d’études sur papier, carton et toile, plus ou moins élaborées, souvent démultipliées par le calque pour se prêter au jeu des reports et éventuellement de l’inversion du sens des figures. Entre les premières recherches expressives griffonnées à l’encre et les mises au propre destinées aux commanditaires ou aux exécutants, il existe toute une palette de documents qui illustrent les différentes phases de ces entreprises. Pourtant, cette masse de dessins découverte dans son atelier à sa mort n’est peut-être que le sommet de l’iceberg tant Delacroix s’acharna aussi à recommencer et à retoucher ses compositions à même le mur en fonction de la perspective et de l’éclairage, comme l’attestent son Journal et sa correspondance.
Les innombrables dessins, dont de nombreuses copies d’après les maîtres, laissés à la mort de l’artiste ici même dans son atelier, furent révélés au public lors de la vente après décès de 1864. "L’exposition est magnifique, et l’on commence à proclamer hautement que Delacroix est un grand dessinateur", écrivait alors le peintre Paul Huet à un ami. "Les imbéciles ont attendu pour cela l’exhibition d’une copie de Raphaël, excellente en effet." Parce que ses contemporains le considéraient comme le parangon du peintre romantique, et le maître par excellence de la couleur, il leur semblait étrange que Delacroix eût pris pour modèle celui qui était le "dieu » de l’école adverse. Ironie du sort, ce n’est qu’en voyant ses copies d’après le maître italien qu’ils se résignèrent à lui reconnaître les qualités de dessinateur dont ils lui avaient reproché l’absence tout au long de sa carrière. De Mantegna à Tiepolo, en passant par Michel-Ange et Véronèse, les maîtres de la péninsule, où Delacroix n’était pourtant jamais allé, étaient tous présents dans le répertoire de copies de celui qui trouvait que "chez tous il y a matière à s’instruire". Moins surprenante était l’abondance dans la vente des copies peintes et dessinées d’après Rubens dont l’influence sur son oeuvre était plus manifeste. Delacroix a pu admirer nombre d’originaux de Rubens lors de ses voyages en Angleterre et dans les Flandres, comme au Louvre ; beaucoup furent toutefois copiés d’après des gravures. Non seulement Delacroix allait régulièrement consulter les recueils du Cabinet des estampes de la bibliothèque royale puis impériale, mais il rassembla lui-même, pour ses exercices quotidiens, une vaste collection de gravures en tout genre, et même de reproductions photographiques de fresques ou encore de sculptures médiévales. Pratiquées à toutes les étapes de sa carrière, les copies répondent d’ailleurs à des objectifs variés, de l’exercice scrupuleux à la libre interprétation. Souvent Delacroix sélectionne une figure isolée ou un groupe qu’il cherche à s’approprier. Il s’attache tout particulièrement aux gestes éloquents et aux mouvements du corps qui caractérisent ses propres oeuvres, où il se montre si soucieux d’effet dramatique dans les attitudes.
Autre exercice académique auquel il s’adonna toute sa vie, Delacroix dessinait régulièrement d’après le modèle vivant. Ce souci de l’anatomie humaine le porta même à pratiquer l’étude de corps disséqués. Moins connue que chez Géricault, cette part de l’oeuvre de Delacroix n’est, certes, attestée par aucun écrit de l’artiste. Mais les mentions dans la vente d’atelier et les oeuvres subsistantes en témoignent amplement. Même si Delacroix a dû parfois travailler d’après des planches gravées ou, comme tout étudiant de l’époque, d’après le plâtre de l’Écorché de Houdon ou ses avatars, nombre de feuilles semblent avoir été dessinées d’après nature, et bien après ses années de formation. La seule étude datable est, en effet, tracée au dos d’un faire-part de mariage de 1837. Une feuille du sculpteur Henri de Triqueti, conservée à l’École nationale supérieure des beaux-arts, nous livre des informations plus précises. Intitulée Maçon tué par un accident, elle montre de façon saisissante le torse écorché de l’ouvrier, vision dont l’aspect macabre est accentué par la représentation précise du visage. La feuille est annotée "à la Charité, Juin 1828", suivie de l’inscription à l’encre, en colonne, toujours de la main de Triqueti : "notre cours est composé de : Eugène Delacroix, L. Schwiter, Bonnington, E. Devéria, Poterlet, H. de Triqueti, M. Cl. Tarrol étudiant Anglais". On reconnaît là le cercle des compagnons les plus proches de Delacroix qui s’étaient donc retrouvés ce jour-là à l’hôpital de la Charité. Les dessins d’anatomie de la collection Cohen sont tracés de même au graphite et à la sanguine suivant la tradition qui prévaut pour les études d’écorchés.
"Nous allions chercher un pays inconnu" Dans les six premiers mois de 1832, Delacroix accompagna au Maroc l’ambassadeur de France, le comte de Mornay, venu négocier avec le Sultan Abd el-Rahman les arrangements nécessaires consécutifs aux débuts de la conquête de l’Algérie. L’artiste, qui n’avait quitté la France qu’en 1825 pour un court séjour à Londres, découvrit dans cette expédition plus que la luminosité du sud : "le sublime vivant et frappant qui court ici dans les rues et vous assassine de sa réalité". Il y eut la révélation de l’Antique qu’il voyait soudain vivre sous ses yeux : "Imagine, mon ami, écrit-il ainsi à Pierret, ce que c’est de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde." Il y trouva l’alliance du vrai et du beau idéal. Partie de Toulon le 11 janvier 1832, la mission resta six semaines à Tanger avant d’entamer le voyage vers Meknès, où résidait le sultan. Il lui fallut dix jours pour y arriver, le 15 mars, et attendre encore une semaine supplémentaire pour rencontrer le sultan, sorti de son palais, dans une grandiose cérémonie, le 22. Le sommet de la mission diplomatique, la rencontre de Mornay avec Abd el-Rahman, est à l’origine de la toile la plus monumentale que Delacroix consacra à son séjour marocain, le Sultan du Maroc (1845, Toulouse, musée des Augustins), dont plusieurs dessins et esquisses permettent de suite ici la lente conception. L’ambassade repartit ensuite pour Tanger d’où le peintre put faire une courte expédition en mai dans le sud de l’Espagne, à Cadix, puis Séville. Repartant de Tanger le 10 juin, la corvette fit une courte escale à Oran puis à Alger, nouvellement conquise, que Delacroix put ainsi découvrir du 25 au 28 juin, avant d’accoster à Toulon le 5 juillet. Delacroix dut alors, comme ses compagnons, passer une quinzaine de jours en quarantaine, moment capital dans la cristallisation de son expérience marocaine. Il y mit, en effet, en ordre l’abondante documentation dessinée qu’il avait exécutée sur place, en même temps qu’il y entreprit une série d’aquarelles, destinées à remercier Mornay. Celles-ci inaugurent toute la suite de ses oeuvres inspirées du Maroc. Il convient en effet de bien séparer, dans les oeuvres "marocaines", celles réalisées pendant le séjour proprement dit et celles qui le furent postérieurement. Il faut d’ailleurs distinguer, dans ce que Delacroix fit sur place, les croquis pris sur le vif, qu’il pouvait compléter et terminer le soir ou les jours suivants, des dessins déjà plus élaborés, premiers éléments d’un travail véritablement artistique prenant ses distances avec l’aspect purement documentaire de la réalité marocaine. Il conserva toute sa vie cette masse de dessins et de carnets. Avec les objets et les vêtements qu’il avait rapportés d’Afrique du Nord, cet ensemble lui servit de base pour donner aux oeuvres exécutées à Paris, à partir de l’été 1832, le cachet de vérité qui les caractérisent, loin de cet orientalisme imaginaire qu’il avait pratiqué auparavant, celui notamment de la Mort de Sardanapale, qui mêlait la Grèce et la Turquie dans des réminiscences de Byron.
"Faire des morceaux de nature" Delacroix n’exposa jamais de tableaux de paysages proprement dits au Salon. Comme s’il voulait donner la preuve de son indépendance vis-à-vis de l’école romantique dont l’artiste ne revendiquait nullement la direction, il ne pratiqua jamais ce genre dans lequel s’exprima le mieux le romantisme. Cependant, sa correspondance et son Journal recèlent de nombreux témoignages d’une âme infiniment sensible au spectacle de la nature. "Je suis à Valmont, séjour de paix et d’oubli du monde entier" écrivait le peintre un jour de septembre 1831. Propriété des parents paternels de Delacroix depuis 1791, l’abbaye de Valmont en Normandie fut, pendant plus de trente ans, une des destinations préférées de l’artiste quand il voulait s’éloigner du tumulte parisien. D’autres lieux occupaient également une place importante dans son coeur, tel Nohant où, à l’été 1842, Delacroix fit un premier séjour chez George Sand. Ce parc qu’il aimait lui inspira le fond de son Éducation de la Vierge. "Je le surpris en extase de ravissement devant un lis jaune dont il venait de comprendre la belle architecture", se souvient Sand de son vieil ami. La démarche aboutit aux tableaux de fleurs destinés au Salon de 1849, où l’artiste manifesta sa volonté "de faire des morceaux de nature comme ils se présentent dans les jardins". Le besoin de se rapprocher de la nature et les recommandations de ses médecins le convainquirent de louer une maison à Champrosay, près de Draveil, où il se rendit de 1844 à sa mort. C’est là qu’il exécuta en mai 1850, au retour d’une promenade, "une espèce de pastel de l’effet de soleil en vue de mon plafond", celui de la galerie d’Apollon au Louvre. Il respecte ainsi la tradition des vues esquissées considérées non comme des oeuvres à part entière mais comme des aide-mémoire et des sources d’inspiration pour des compositions élaborées plus tard en atelier. L’acuité de regard qui se manifeste dans la marine à l’aquarelle de la collection Cohen montre pourtant un dépassement de ce cadre. Un passage du Journal du peintre, datant de l’été 1854 à Dieppe, semble être la transcription des impressions rendues ici à l’aquarelle : "Dans la promenade de ce matin, étudié longuement la mer. Le soleil étant derrière moi, la face des vagues qui se dressait devant moi était jaune, et celle qui regardait le fond réfléchissait le ciel. Des ombres de nuages ont couru sur tout cela et ont produit des effets charmants : dans le fond, à l’endroit où la mer était bleue et verte, les ombres paraissaient comme violettes." L’observation attentive de la nature et la soumission de la palette à l’impression perçue par l’oeil – les vagues sont jaunes, les ombres violettes – montrent que s’il restait à l’écart de la peinture de paysage dans son oeuvre public, les préoccupations qui allaient se trouver au centre du renouvellement de ce genre pictural peu après sa mort ne lui étaient point étrangères.
"Les hommes sont des tigres" Autre face de sa passion pour la nature, Delacroix fut un immense artiste animalier : ses tableaux, études et estampes représentant le monde animal, des oiseaux aux grands fauves, constituent une part considérable de son oeuvre. La même fougue s’y exprime : si le format plus réduit des toiles trahit le désir de satisfaire la demande de la clientèle des collectionneurs, leur technique reste celle d’un artiste peu soucieux de concession lorsqu’il s’agit de son art – comme si celui que l’on décrivait volontiers comme un lion farouche se sentait en connivence avec ce monde de félins guettant leur proie, d’animaux au fier pelage se lançant dans des combats héroïques à l’issue incertaine. L’animal magnifié par la génération romantique fut bien davantage le cheval, à la suite des figures puissantes brossées par Gros et Géricault. C’est Delacroix qui introduit dans ce bestiaire la violence des fauves, notamment illustrée ici par le Cheval sauvage terrassé par un tigre. Davantage que dans les mêlées furieuses où il reprend à sa manière les formules des chasses d’un Rubens ou des batailles d’un Léonard, Delacroix est magistral dans sa capacité à fixer l’énergie concentrée d’un animal prêt à bondir. S’il fallait se fier aux témoignages des tableaux rétrospectifs de l’artiste, son séjour marocain n’aurait été ponctué que de scènes de carnages. Il représenta certes souvent des lions de l’Atlas, massif qu’il avait traversé en 1832, mais il trouva plutôt ses modèles à Paris. Fasciné par cette force sauvage, Delacroix fut, en effet, toute sa vie, un visiteur assidu de la ménagerie du Jardin des Plantes, allant même jusqu’à demander l’autorisation d’assister aux repas des fauves. On connaît son billet, adressé en toute hâte au sculpteur animalier Barye, le 19 juin 1829, pour courir y dessiner la dissection d’une bête : "Le lion est mort. Au galop. Le temps qu’il fait doit nous activer. Je vous y attends." Osera-t-on suggérer que l’artiste prit certainement aussi pour modèle, à certaines occasions, son propre chat ? Comme si Delacroix gardait un secret d’atelier, certes aucun des chats domestiques de l’artiste ne donna lieu au moindre tableau mais divers dessins réapparus depuis viennent néanmoins donner corps à leur discrète présence dans ces murs, d’ailleurs attestée par sa correspondance.
A partir des années 1840, les félins s’imposent par leur violence dans l’imaginaire de l’artiste jusqu’à devenir
une obsession après 1850. S’il préfère magnifier le combat à mort des animaux dont il exalte la grandeur
héroïque, c’est la lutte même de l’homme contre l’homme qu’il cherche à dépeindre comme le suggère ce
passage de son Journal en 1853 : "Les hommes sont des tigres et des loups animés les uns contre les autres
pour s’entre-détruire. […] Tous ces visages sont des masques, ces mains empressées qui serrent votre main sont
des griffes acérées prêtes à s’enfoncer dans votre coeur."
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