Van Gogh, Picasso, Kandinsky...

La grande exposition d'été de la Fondation Pierre Gianadda, intitulée "Van Gogh, Picasso, Kandinsky... Collection Merzbacher. Le mythe de la couleur", est consacrée à une des plus importantes collection privée européenne appartenant aux très discrets Werner et Gabrielle Merzbacher. Le commissariat de l'exposition est assuré par Jean-Louis Prat.

"Depuis des décennies, ce couple suisse rassemble des oeuvres qui traduisent son intérêt exclusif pour la couleur. Pendant longtemps, cette collection a été un secret bien gardé. Mais en 1998, les Merzbacher ont accepté de montrer leur collection au Musée d'Israël à Jérusalem pour les cinquante ans de l'état d'Israël. Depuis lors la collection a été présentée au Japon en 2001, à Londres en 2002, à Zurich en 2006, au Louisiana Museum of Modern Art en 2010. La Fondation Pierre Gianadda est la première fondation privée à accueillir la collection Merzbacher.

Avec plus de cent oeuvres de quelque cinquante artistes, parmi les plus importants de la fin des XIXe et du XXe siècle, cette exposition documente d'une façon exhaustive l'évolution de cette partie de l'histoire de l'art moderne.

Il y a trente ans que Léonard Gianadda et Werner Merzbacher se connaissent, Presque depuis les débuts de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny. Léonard a été longtemps demandeur, Werner Merzbacher souvent prêteur. Une estime et une confiance réciproque ont rendu cette exposition non seulement possible, mais presque naturelle.

Une enfance massacrée et sa rédemption pour l'art. Peut-on faire ce raccourci en parlant de Werner Merzbacher et de la collection qu'il a rassemblée avec sa femme Gabrielle ? Chacune de ses peintures pourrait être un antidote à la tristesse et à la dépression, un hymne à la joie de vivre. Les oeuvres de la collection Mezbacher traduisent une passion pour la couleur et sa puissance lyrique.

Werner et Gabrielle Merzbacher rassemblent depuis plus de soixante ans les chefs-d'oeuvre des mouvements qui ont libéré la couleur, le Fauvisme, l'abstraction, l'Expressionnisme. La collection fait une large place à Derain, Matisse, Kandinksy, des peintres qui ont fait changer les règles du chromatisme.

Tout a commencé avec un noyau d'oeuvres de très haute qualité réunies par les parents de Gabrielle Mayer autour de Picasso, Matisse, Van Gogh. Frappé au coeur par ces peintures, Werner Merzbacher, épaulé par sa femme Gabrielle, s‘est plongé avec passion dans le monde de l'art et des galeries…. Pour ne plus en ressortir.

Werner Merzbacher a une double réputation : celle d'acheter des oeuvres en se laissant guider par son instinct, et d'avoir des coups de coeur durables et solides. Ceux qui le connaissant décrivent un homme d'une extrême vivacité et d'un goût très affirmé. Une très rare conjonction de circonstances, financières, historiques et personnelles, ont permis que la collection Merzbacher soit devenue pour les historiens de l'art ce petit miracle, une des meilleures collections au monde.

Werner Merzbacher est né en 1928 en Allemagne du sud. Son père, médecin, organise son départ en Suisse après la nuit de Cristal, en novembre 1938, après laquelle les enfants juifs sont interdits d'école. Réfugié, Werner est placé dans une famille zurichoise. Ses parents ne réussissent pas à s'enfuir. Déportés, ils mourront à Auschwitz. En 1949, Werner Merzbacher obtient une bourse et émigre aux USA.

Là-bas, il épouse Gabrielle Mayer. Après un séjour en Alaska, où Werner Merzbacher fait son service militaire, le couple revient à New-York.

Werner entre dans le commerce de fourrure de son beau-père. Les trois enfants du couple naissent aux Etats-Unis. En 1964, la famille décide de revenir s'installer en Suisse, dans la région de Zurich où Werner avait vécu pendant la guerre et où Gabrielle est née. Werner Merzbacher devient le premier partenaire, puis en 1989, le seul propriétaire de l'entreprise Mayer and Cie AG.

Les Merzbacher ont formé leur goût dans les années 1960, en fréquentant les galeries new-yorkaises. Au début, ils achètent de la peinture mexicaine ou italienne, dans la veine du réalisme social. A la fin des années 1960, ils se tournent vers Vlaminck, Toulouse Lautrec, Friesz, mais aussi Monet, Sisley. Ils comprennent qu'ils sont attirés vers la couleur pure, sans savoir vraiment encore quelle est leur période préférée. L'achat de leur premier Schmidt- Rottluff est un tournant important. A partir de ce moment, le couple met en place une vraie stratégie d'achat des meilleures oeuvres fauves et expressionnistes.

La plupart des peintures acquises par le couple sont considérées aujourd'hui comme des chefs-d'oeuvre dignes des plus grands musées. Quelques-uns de meilleurs artistes de la fin XIXe et du début du XXe siècle sont documentés en profondeur, avec plusieurs oeuvres qui s'intéressent aux différents aspects de leur travail."

Véronique Ribordy

Le catalogue de l'exposition Van Gogh, Matisse, Picasso, Kandinsky. Le Mythe de la Couleur. Collection Merzbacher reproduit en couleurs toutes les oeuvres exposées.

"Le désir de collectionner est sans doute inné, consubstantiel de la nature humaine. Il s'enracine dans nos instincts de chasseurs cueilleurs puis dans la recherche d'objets qui pourront nous émouvoir et nous plaire. Les collections d'oeuvres d'art participent de cette quête universelle. Mais si les collectionneurs sont nombreux, bien peu de collections atteignent à la grandeur. On a souvent cherché à définir les ingrédients nécessaires de la collection d'exception, mais on cherche encore. Il est impossible d'en trouver la formule, et la personnalité du collectionneur parfait échappe à la rationalisation. Une chose est certaine, cependant : les circonstances – historiques, financières et personnelles – jouent un rôle significatif et décident pour partie de la façon dont se forment les collections, si ce n'est de leur existence. La collection Werner et Gabrielle Merzbacher compte parmi les grandes collections mondiales ; à ce titre, sa composition fut aussi le fruit d'une situation spécifique. Pour le comprendre, quelques éclaircissements biographiques sont nécessaires.

Werner Merzbacher est né en 1928 à Oehringen, petite ville d'Allemagne méridionale. Son père, Julius Merzbacher, y était un médecin respecté, très proche de ses patients. Les Merzbacher ne comprirent que fort tard, après la nuit de Cristal (9-10 novembre 1938), lorsque les enfants juifs furent exclus des écoles, que leur vie était en danger. Leur plus jeune fils, Werner, partit en Suisse avec d'autres d'enfants. Alors âgé de dix ans, il fut recueilli par la famille d'un médecin chrétien, sensible au sort qui accablait son confrère juif. Mais les parents de Werner ne purent s'enfuir. Ils furent déportés, dans un camp de concentration en France, puis en Europe de l'Est. Ils moururent à Auschwitz.

Aimable et ouvert, de surcroît grand sportif, Werner s'adapta à sa nouvelle situation malgré les circonstances tragiques. Il obtint des bourses et put poursuivre ses études. Le cinéma fut son premier amour, et il rêva d'être réalisateur. Ce goût ne s'est pas démenti et il coproduit ou soutient de temps à autre des films qui lui plaisent plus particulièrement. En 1949, il émigre aux États-Unis, où il rencontre Gabrielle Mayer, qu'il épouse deux ans plus tard. Le couple séjourne quelque temps en Alaska ; Werner sert alors dans l'armée américaine. Après avoir travaillé dans différents domaines, le jeune homme se lance, en 1953, sur le marché de la fourrure new-yorkais, en tant qu'associé de Mayer & Hofmann and Max Pick Inc. Gabrielle et Werner auront trois enfants, nés aux États-Unis. Onze ans plus tard, ils décident de retourner en Suisse. Werner devient l'associé puis l'unique propriétaire de la société de commerce international de fourrures Mayer and Cie AG.

Gabrielle Mayer Merzbacher est née en Suisse dans une famille où les arts jouaient un rôle important. Son grand-père, Bernhard Mayer, recherchait et par conséquent provoquait les échanges culturels. Sans jamais se considérer comme des collectionneurs, Guste et Bernhard Mayer avaient réuni un ensemble relativement modeste de peintures modernes, toutes de très grande qualité. Parmi ces oeuvres, mentionnons Le Couple de Pablo Picasso, réalisé dans la période bleue du peintre, Le Facteur1de Vincent van Gogh, et Intérieur à Collioure d'Henri Matisse. Les Mayer ne se préoccupaient pas de collectionner. Acquérir des peintures était pour eux un moyen de s'entourer d'oeuvres qu'ils aimaient tout en aidant des artistes qui étaient aussi des amis.

Trois ans avant que n'éclate la Seconde Guerre mondiale, Bernhard Mayer, guidé par un pressentiment, envoya la majeure partie de sa collection d'oeuvres d'art au Baltimore Museum of Art, pour qu'elle y soit mise en sûreté. Lorsqu'en 1941 les Mayer arrivèrent aux États-Unis, leurs peintures avaient été transférées dans leur appartement de Forest Hills. Après la guerre, Bernhard Mayer retourna en Suisse avec son épouse, mais mourut peu après. Les peintures avaient suivi le couple ; elles demeurèrent dans la maison de Guste Mayer, qui les conserva jusqu'à sa mort, en 1958. Gabrielle, restée aux États-Unis a entretemps rencontré et épousé Werner.

En 1954, lors d'un séjour à Ascona, où réside la grand-mère de Gabrielle, Werner découvre les peintures des Mayer. Il est extrêmement impressionné par ce qu'il voit. C'est, dit-il, cette première et émouvante rencontre qui les incite, son épouse et lui, à rechercher quels peintres et quelles périodes ils préfèrent2. La collection Mayer leur offre surtout un modèle d'exigence.

Les nombreuses expositions que visitent les Merzbacher au cours des années soixante, dans des musées comme dans des galeries, ont aussi une grande influence. Leur goût se forme enfin au fil de la relation qu'entretient Werner avec Leonard et Ingrid Hutton. La galerie Hutton, à New York, contribue à introduire auprès du public américain des artistes comme Wassily Kandinsky, Ernst Ludwig Kirchner ou Franz Marc et joue là un rôle de premier plan. Les Merzbacher s'enthousiasment pour les oeuvres qu'ils y voient, qui laissent en eux une empreinte profonde et enflamment leur passion pour un certaine famille de peintres. Au départ, ils achètent ce qu'ils peuvent, principalement des réalistes sociaux mexicains et italiens. À partir de la fin des années soixante, il leur est possible d'acquérir des genres différents. Ce sont notamment les Bords du Rhône de Vlaminck et Dans la verdure (Femme assise dans un jardin) de Toulouse Lautrec. Monet, Sisley et Émile-Othon Friesz comptent au nombre de ces premières acquisitions Le couple sait alors qu'il est attiré par l'éclat de la couleur, mais hésite sur la direction à suivre. Werner et Gabrielle inclinent vers une certaine couleur impressionniste.

Durant les années soixante et le début des années soixante-dix, bien que les Merzbacher soient déjà revenus en Suisse, Werner est souvent à New York. Il y fréquente la galerie Hutton, où il voit de nouvelles oeuvres et discute avec Leonard Hutton, qui le guide, des artistes défendus par celui-ci. Werner est saisi par la force et la puissance des fauves, des expressionnistes allemands et des avant-gardistes russes dont les toiles sont exposées à la galerie et qui, longtemps, l'accompagnent en pensée. Plus tard, il ne sera pas rare qu'il retrouve une oeuvre vue des années auparavant et l'achète. Ce qui l'attire dans une peinture, ce sont l'énergie et la couleur. Il comprend bientôt très clairement ce qu'il cherche. Avec l'achat des Arbres en fleur de Karl Schmidt-Rotluff, la collection Merzbacher prend un tournant. Werner avait vu cette toile à Zürich, dans une exposition, mais à l'époque, elle appartenait aux Hutton et n'était pas à vendre. Il avait aimé cette peinture forte et ne l'avait plus oubliée3. Puis vint le temps où les Hutton la lui proposèrent, à un prix très élevé. Werner l'acheta. L'oeuvre de Schmidt-Rotluff imprime une nouvelle direction à la collection Merzbacher. Son expressivité et l'émotion brute qu'elle dégage emmènent Werner et Gabrielle sur une nouvelle voie. Peu après, les parents de Gabrielle les autorisent à accrocher chez eux Intérieur à Collioure de Matisse. Les deux chefs-d'oeuvre qui ornent désormais leurs murs seront comme les deux idées maîtresses de leur collection. Ils achètent bientôt d'autres oeuvres fauves et expressionnistes ou rattachées à de mouvements de sensibilité voisine.

Après ce grand saut, Werner s'avère un collectionneur hardi. Lorsqu'il veut une oeuvre, il est rare qu'aucun obstacle puisse l'arrêter, et il sait être conciliant sur le prix. Peut-être est-ce l'expérience des ventes aux enchères dans le commerce de la fourrure, où il doit constamment s'adapter à des marchés fluctuants et, lorsque les cours sont à la hausse, payer un prix plus élevé. Lorsqu'il achète des oeuvres d'art, il fait preuve de la même flexibilité.

Un grand nombre des pièces acquises par les Merzbacher sont aujourd'hui considérées comme des chefsd'oeuvre incontestés et seraient chez elles dans n'importe quel grand musée de ce monde. La collection résonne des noms des plus grands artistes du XIXe et du XXe siècle ; certains y sont représentés de façon très complète, d'autres de façon plus ponctuelle. Il arrive aussi que l'oeuvre d'un artiste soit abondamment illustrée sur une période courte – c'est le cas de Kandinsky, dont les Merzbacher possèdent de nombreuses peintures, toutes réalisées entre 1908 et 1911 –, généralement cruciale dans son itinéraire, que la collection permet d'explorer en profondeur. Ces concentrations témoignent d'une curiosité et d'un désir de comprendre insatiables. Les périodes retenues pour d'autres artistes, ainsi pour Klee, Jawlensky, Kirchner, Sonia Delaunay-Terk, Hans Hofmann et Sam Francis, s'étendent en revanche sur plusieurs décennies, offrant alors un large éventail des réalisations de chacun. Parfois encore, comme avec Derain, Georges Braque, Kupka et Heckel, trois pièces seulement, très proches dans le temps, témoignent d'un moment particulier de la carrière de l'artiste.

Les Merzbacher ont acquis la majorité de leurs peintures dans des ventes aux enchères, mais ils en ont aussi achetées à des galeries, soigneusement choisies, voire aux familles des artistes. Chaque fois, ils ont été les seuls à décider. Ils n'ont jamais recouru aux services d'un conseiller, et les mêmes critères n'ont cessé de guider leur choix. L'oeuvre devait être d'une qualité irréprochable et pouvoir les toucher, leur « parler ». Puisqu'il en fut toujours ainsi, on comprend aisément pourquoi Werner soutient que « les plus belles collections viennent toujours du profond de vous-même »4.

Ceux qui ont rencontré Werner Merzbacher n'ont pu qu'être impressionnés par sa verve. Il semble toujours en mouvement, même lorsqu'il se tient immobile et, encore aujourd'hui, son emploi du temps en éreinterait plus d'un. Sa capacité à absorber et à synthétiser l'information est étonnante, tout comme sa mémoire des détails. S'il fut d'abord un homme d'affaires, il possède en matière d'art et de ces intrigues dont le monde de l'art est si friand un vaste savoir. Ce n'est pas un hasard si le dynamisme et la vitalité qui résument l'homme caractérisent aussi les oeuvres de cette collection singulière.

Car des pièces de la collection se dégage une intense énergie. Les formes bouillonnantes, tournoyantes, rayonnantes y prolifèrent. Un grand nombre des peintures réunies se distinguent par l'expression de la vitesse ou du mouvement, au sens propre ou figuré. Cette dynamique d'ensemble a une autre particularité : une expressivité accrue, obtenue notamment par la distorsion des formes. Mais le fil rouge qui réunit véritablement les oeuvres de la collection, au-delà des différences de style ou d'intention, parfois très marquées, c'est la couleur, éblouissante. Le plaisir que procure une couleur forte, dévorante, fut certainement l'indispensable critère de sélection de ces oeuvres brillantes – couleur lumineuse, allègrement disposée, qui s'étend presque d'un bout à l'autre du spectre, et qui est la marque de fabrique d'une « peinture Merzbacher », couleur crue, vivante, qui règne sur les oeuvres des fauves, des orphistes, des rayonnistes, ainsi que chez les expressionnistes, qu'ils soient figuratifs ou abstraits, comme Kokoschka, Kandinsky, Marc, Munter, Hofmann et Nay. On la retrouve aussi dans les oeuvres constructivistes, qui rejoindront plus tard, à la fin des années quatre-vingt, la collection, dont les premiers exemples sont signés Itten, Loewensberg ou Lohse.

Malgré l'optimisme, la joie de vivre qui émanent de ces chefs-d'oeuvre colorés, on ne peut ignorer que pendant la période nazie, nombre des artistes aujourd'hui représentés dans la collection furent persécutés, qu'on leur interdit de travailler, qu'ils furent contraints à la clandestinité ou à l'exil, que leurs vies furent fracassées5. Si la collection Merzbacher ne comprend aucune peinture ayant été proprement confisquée par les nazis, nombre des oeuvres qui la composent relèvent de ce que ceux-ci appelaient « art dégénéré », oeuvres interdites et réquisitionnées, dont les auteurs avaient été pourchassés ou chassés6.

Après la nuit de Cristal, tandis que se multipliaient les persécutions contre les juifs d'Allemagne, Werner Merzbacher fut envoyé en Suisse avec d'autres enfants. La guerre prélèverait sur chacun d'eux, qui ne retrouverait pas avant longtemps une vie normale, son macabre tribut. Vingt-cinq années s'écoulent avant que les Merzbacher ne dédient leurs efforts à leur collection. Ce sont alors ces mêmes artistes jadis condamnés et bannis qui bien souvent les touchent et dont ils recherchent les oeuvres.

Ce n'est pas parce qu'ils s'identifiaient à eux que Les Merzbacher firent entrer dans leur collection des artistes que les nazis avaient proscrits. Le parallèle biographique entre Werner et certains d'entre eux, dont il recherchera activement les oeuvres après-guerre, mérite pourtant d'être souligné. Le régime nazi, qui avait cherché à l'éliminer, lui et sa famille, fit de Werner Merzbacher un orphelin et un apatride. Pendant ces mêmes années, des artistes que plus tard il collectionnerait enduraient eux aussi la persécution. Parfois, tout l'oeuvre était saisi, et nombreux furent ceux qui se virent refuser le droit de pratiquer leur art par un régime qui cherchait à annihiler ce qu'il considérait comme « inférieur ». Cette collection – et à travers elle le collectionneur – prend part, peut-on penser, à la victoire commune. Les oeuvres d'artistes que les nazis avaient tenté de dénigrer, qu'ils avaient voulu détruire, non seulement leur survivaient, mais étaient reconnues comme des chefs-d'oeuvre du XXe siècle. Werner Merzbacher l'a emporté. Il a vécu. Il a réussi. En réunissant l'une des plus belles collections d'art moderne au monde, où figurent tant d'artistes autrefois proscrits, il les met en lumière et leur rend hommage. Ainsi la collection Merzbacher est-elle une victoire de l'esprit, accomplit dans l'art mais aussi dans la vie d'un homme.

Pendant longtemps, si étonnant que cela puisse paraître, la collection Merzbacher est demeurée un secret bien gardé. Bien qu'ils prêtassent très volontiers leurs chefs-d'oeuvre pour des expositions (quoique toujours sous le sceau de l'anonymat), très peu de conservateurs ou de directeurs de musées savaient les étonnants trésors réunis par les Merzbacher. En octobre 1998, ceux-ci acceptèrent enfin, avec leur magnanimité habituelle, de présenter leur collection au musée d'Israël, à Jérusalem, en l'honneur du cinquantième anniversaire de l'État d'Israël. L'exposition Joy of Coulour (la « Joie de la couleur ») fut un succès sans précédent ; elle accueillit 250 000 visiteurs, venus de tout le pays. Le New York Times parla d'« une des plus belles collections privées d'art moderne au monde7 ». D'autres grandes expositions ont depuis été consacrées à la collection Merzbacher, dans quatre villes du Japon, en 2001, à la Royal Academy of Arts de Londres, en 2002, au Kunsthaus de Zürich, en 2006, ainsi qu'au musée de Louisiana au Danemark en 2010.

La collection Merzbacher embrasse plus de cent ans d'histoire de l'art, depuis la Nature morte au crâne et chandelier de Cézanne (1866-1867) jusqu'aux Ogres of Sight de Sam Francis (1989) et de très nombreux mouvements y sont représentés. Les pièces qui la composent, souvent au sommet de la création artistique et intellectuelle de leur temps, ne se laissent pas enfermer dans une définition d'ensemble. Pourtant, si l'on devait y chercher un dénominateur commun, ce serait sans nul doute la passion, qui imprègne tant les oeuvres elles-mêmes que les relations qu'entretiennent avec elles les collectionneurs. Marque supplémentaire de leur générosité, s'il en était besoin, les Merzbacher ont accepté une fois encore de se séparer des oeuvres qu'ils aiment tant pour partager leur passion avec le public de la Fondation Pierre Gianadda."

1 Aujourd’hui dans les collections du Museum of Modern Art à New York.
2 Lettre à l’auteur, 1er juin 2005.
3 Entretien avec l’auteur, 30 mars 1994, hôtel du Roi David, Jérusalem.
4 Godfrey Barker, « A Secret Garden in Switzerland », The Daily Telegraph, lundi 25 septembre 1995, p. 18.
5 C’est David B. Green, dans un article intitulé « People of Color » (The Jerusalem Report, 9 nov. 1998, p. 36), qui, le premier, remarqua la place qu’occupaient dans la collection Merzbacher les artistes que les nazis avaient qualifiés de dégénérés.
6 Le 19 juillet 1937, la tristement célèbre exposition Entartete Kunst ouvrait ses portes à Munich, dénigrant les oeuvres montrées et moquant les artistes qui les avaient créées. Parmi ces derniers, certains joueraient plus tard dans la collection Merzbacher un rôle de premier plan : Philipp Bauknecht, Max Beckmann, Heinrich Campendonk, Marc Chagall, Max Ernst, Lyonel Feyninger, Johannes Itten, Alexeï von Jawlensky, Wassily Kandinsky, Ernst Ludwig Kirchner, Paul Klee, Oskar Kokoschka, Franz Marc, Otto Mueller, Ernst Wilhelm Nay, Emile Nolde, Christian Rohlfs et Karl Schmidt-Rottluff. En 1938, tandis que l’exposition Entartete Kunst est présentée à Berlin, Hermann Göring, Joseph Goebbels et Adolf Hitler décident de se débarrasser contre argent sonnant et trébuchant de certaines des oeuvres confisquées. En conséquence de quoi est notamment organisée, le 30 juin 1939 à la galerie Fischer, une maison de Lucerne, en Suisse, la vente aux enchères extraordinaire de cent vingt-cinq peintures et sculptures issues des collections des musées allemands. Parmi les artistes que les nazis voulurent « effacer » lors de cette vente, on retrouvera dans la collection Merzbacher : Cuno Amiet, Georges Braque, André Derain, James Ensor, Vincent van Gogh, Erich Eckel, Henri Matisse, Amedeo Modigliani, Max Pechstein, Pablo Picasso et Maurice de Vlaminck.
7 The New York Times, mardi 26 janvier 1998, « A Private Collector Delights the Israeli Public », article de Deborah Sontag, en ouverture des pages « Arts », B1.