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L’Invention de l’oeuvre, Rodin et les ambassadeurs

Musée Rodin, Paris

Exposition du 6 mai au 4 septembre 2011




"Rodin et les ambassadeurs, l’oeuvre au présent" texte de Noëlle Chabert et Amélie Lavin, commissaires de l’exposition pour l’art contemporain

Article de Référence : exposition "L’Invention de l’oeuvre, Rodin et les ambassadeurs", Musée Rodin, Paris, 2011.

L’exposition L’Invention de l’oeuvre, Rodin et les ambassadeurs propose la confrontation d’une centaine d’oeuvres de Rodin avec une trentaine d’oeuvres modernes et contemporaines, postérieures à 1945. L’organisation du parcours en onze grandes sections permet de réunir autour de catégories empruntées à la technique, au process, des sculptures de Rodin, pour certaines peu connues ou rarement montrées, et des oeuvres plus récentes, sculptures mais aussi photographies ou film, qui jalonnent une évolution du regard de Marcel Duchamp (1887-1968) à Urs Fischer (né en 1973). Cette approche est pour le musée, et à cette échelle, inédite. À ce titre elle soulève plusieurs questions : comment regarder Rodin au présent, c’est- àdire tout en restant à nous-mêmes nos propres contemporains ? Qu’entend-on par la notion d’invention de l’oeuvre et que recouvre ce beau terme d’ambassadeur, retenu en dépit de son caractère un peu énigmatique ? Enfin de quelle légitimité peuvent se prévaloir les futurs visiteurs de l’exposition, sachant que cette relecture de l’oeuvre de Rodin s’appuie sur les déplacements successifs du regard du spectateur ?

  • Re voir Rodin aujourd’hui

    Occupant une place exclusive dans le domaine de la sculpture, au tournant des XIXe et XXe siècles, à l’heure où s’invente en France, et en particulier à Paris, la notion de modernité artistique, Auguste Rodin continue d’incarner à travers sa personne et dans son oeuvre la figure universelle du génie créateur. Cette approche ou plutôt ce regard « universalisant » mérite d’être interrogé, en raison même de « l’emprise singulière » exercée par Rodin dans le domaine de la sculpture. Une telle vision est-elle encore légitime à une époque où, sous l’effet de l’évolution des esprits et de la mondialisation, la culture occidentale est devenue multiculturelle ? En 2009, le musée d’Orsay a réuni, sous le titre pour le moins ambivalent d’ Oublier Rodin ?, les contemporains et proches successeurs européens du sculpteur dans une vaste exposition, dont l’enjeu était de « tenter de [nous] approcher au plus près de la vision des contemporains de Rodin ». Notre proposition à l’inverse consiste à regarder Rodin depuis aujourd’hui, « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » selon le vers de Mallarmé. C’est en effet à partir de ce présent que nous habitons et le regard décillé par un siècle de propositions artistiques, qui ont mis à mal nos anciennes certitudes visuelles, que nous souhaitons revoir et reconsidérer certaines oeuvres qui, si l’on n’y prêtait suffisamment attention, risqueraient de tomber dans le cliché. La banalisation qui peut affecter notre perception d’une oeuvre a souvent plusieurs causes : sa diffusion massive par la photographie en est une, et la réduction de l’oeuvre d’un artiste à quelques icônes, qui finissent par la recouvrir, une autre. Certaines sculptures peuvent ainsi devenir invisibles, du fait d’une forme d’« usure du regard », que dénonçait déjà dans les années 20 l’écrivain Robert Musil à propos des monuments publics. Le Penseur, installé en 1906 devant le Panthéon et comme «panthéonisé» à son tour par effet d’assimilation de l’oeuvre au rituel républicain qui, en même temps qu’il consacre la statue en fige la lecture, en serait peut-être le meilleur exemple. Mais la chance veut qu’il y ait plusieurs Rodin en Rodin, ou pour le dire autrement que, derrière les oeuvres emblématiques du sculpteur il y en ait une infinité d’autres et de multiples états qui sont à revoir, à reconsidérer en tant qu’oeuvres. Contrairement au modèle muséal traditionnel fondé sur la decontextualisation des oeuvres, le musée monographique, et le musée Rodin en est le paradigme, permet de ne pas réduire l’oeuvre d’un artiste à quelques images toutes faites. Le musée lieu de mémoire, est celui d’une immense mémoire en éveil. Dans un musée d’artiste, le meilleur moyen d’éviter le risque de forclusion inhérent à ce type de collection, est de descendre l’oeuvre de son piédestal et de la mêler à d’autres, afin de faire entendre et résonner sa singularité, de tester sa capacité d’ouverture.

  • L’invention de l’oeuvre

    Dans cette perspective l’invention de l’oeuvre chez Rodin procède, comme l’a rappelé Dominique Viéville dans l’introduction de ce catalogue, d’une sorte de Work in progress : le sculpteur se nourrit d’une tradition dont il fait sa propre histoire, mais surtout il fait de son atelier un vaste chantier de recyclage, de réactivation, et de sa propre oeuvre une matrice qui vient s’alimenter ellemême, se reproduire, se répéter, s’assembler et se recomposer. Tout à fait stupéfiante à ce titre, l’oeuvre de Rodin est véritablement «ouverte», pour paraphraser le titre d’un ouvrage célèbre d’Umberto Eco. Mais chez Eco la notion d’ « oeuvre ouverte » ne peut se penser que par l’intermédiaire d’une altérité qui interprète l’oeuvre et ce faisant, l’actualise, et la réinvente. Introduire un autre, un tiers entre l’artiste et son oeuvre dans le processus de création permet alors de penser autrement la notion d’invention. Cet autre, ce peut être le hors cadre, le hors texte, c’està- dire, pour reprendre là encore une terminologie empruntée à la linguistique, cette toile d’intertextualité dans laquelle chaque oeuvre, toutes les oeuvres de tant d’artistes seraient prises. C’est admettre qu’au-delà de l’histoire de l’art et de la chronologie, il existe une sorte de rémanence des formes et des idées qui traverse le temps, que les oeuvres sont construites comme des sédimentations de mémoire, d’affects, de percepts.

    Lorsque Jacques Derrida s’interroge sur la notion d’invention, il remarque que l’invention est de l’ordre de l’événement, de ce qui advient, pour la première fois, mais que cette unicité doit pouvoir, pour exister, être reconnue comme telle par autrui, et à ce titre, doit pouvoir se penser dans une répétition. Autrement dit, envisager qu’une oeuvre s’invente ou est inventée en tant qu’oeuvre serait reconnaître en elle à la fois sa capacité de rupture, d’écart et sa possibilité de compréhension dans une continuité.

    Si nous voulons donc parler ou réfléchir depuis ce lieu de l’invention de l’oeuvre, c’est pour sortir de la pure chronologie, pour mettre à jour une dynamique, qui agite les oeuvres du passé comme du présent, et agit en elles du présent vers le passé et dans le passé depuis le présent, dans un mouvement de ré-invention permanente.



    C’est d’une certaine façon le projet de Thierry Davila lorsqu’il appelle à une histoire de l’art qui serait « une histoire de la répétition », et dont le visage serait « celui d’une circulation sans fin, non fléchée, des images et des formes ». La notion de circulation, de traversée vient chez Davila se substituer à celle d’histoire, car « dans la mesure où, ici, la répétition s’inscrit dans le mouvement, toujours activé par les artistes et les oeuvres, du surgissement et de la disparition […], l’invention est toujours possible, elle est l’avenir sans cesse ouvert, déposé à même l’histoire des oeuvres et dégagé de toute comptabilité testamentaire »

    D’où l’intérêt, au musée Rodin, de la confrontation avec d’autre artistes, au delà des questions d’influences ou de filiations : chacun de ces artistes se fait l’ambassadeur d’un regard, sur le monde, sur son oeuvre, sur celles du présent et du passé ; chacune des oeuvres exposées ici nous semble avoir la capacité de transformer en étant inventée et en s’inventant, à la fois les oeuvres du passé et celles du futur.

    Dépassant la question de l’historicité des oeuvres et de leur réception, il s’agit d’admettre que nous regardons toujours le passé depuis le présent. En d’autres termes, et tout simplement, regarder aujourd’hui un artiste comme Bruce Nauman, la façon dont il envisage son propre corps, son rapport à l’espace, au mouvement, nous permet d’ouvrir les yeux, de regarder autrement certaines oeuvres de Rodin, sans avoir jamais besoin de faire de celui-là le précurseur de celui-ci.

  • Spectateurs singuliers

    Cette exposition voudrait rendre aux artistes et aux oeuvres elles-mêmes leur pouvoir de montrer et de dire, les mettant face à face, ouvrant le dialogue entre eux – et ce faisant, elle doit permettre au spectateur d’occuper pleinement sa place. Et si l’on s’interroge en définitive sur l’espace de rencontre entre soi et l’oeuvre avec cette idée que plutôt que d’être fétichisée, l’oeuvre d’art ne vaut que réinterprétée, alors la place centrale revient au spectateur en tant qu’acteur principal de l’exposition. Ce spectateur, à qui Marcel Duchamp à attribué le pouvoir de « faire le tableau », lui aussi à son tour va se faire interprète, tissant les fils de ces rémanences à partir de sa propre conscience et de sa propre mémoire. Favoriser le travail du regard, déclencher la mise en branle de l’imagination, l’exposition s’y emploie mais c’est chaque spectateur qui, au fur et à mesure de sa déambulation, va devoir édifier entre les oeuvres un récit pour son propre compte, à partir de sa singularité. Car comme le dit Jacques Rancière, « […] dans un musée […] il n’y a jamais que des individus qui tracent leur propre chemin dans la forêt des choses, des actes et des signes qui leur font face ou les entourent. Le pouvoir commun aux spectateurs, […] c’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre. […] Cette capacité s’exerce à travers des distances irréductibles, elle s’exerce par un jeu imprévisible d’associations et de dissociations». Et c’est dans cette capacité d’associer ou de dissocier que Rancière situe « l’émancipation du spectateur », qui est la fois « spectateur distant et interprète actif du spectacle qui lui est proposé »

    Une telle expérience d’émancipation permet pour partie de refaire un trajet analogue à celui de l’artiste, puisque « dans le domaine artistique, on ne peut pas séparer la pensée […] du sensible (fût-ce la sensibilité du destinataire) ni d’ailleurs le sensible de la pensée […] et le sensible ne se sépare pas du corps » insiste Bernard Stiegler.

    Il s’agit donc de miser sur sa propre sensibilité, de retrouver des « singularités actives » pour lutter contre le conditionnement esthétique et, à travers celui-ci, la marchandisation du monde.

    Au spectateur maintenant d’entrer dans ce jeu créatif /critique des associations, et mu par son désir, de passer et repasser, tel « le furet du bois joli », à travers ces ouvertures qui seraient comme la marque à l’infini du travail de l’art.

    Noëlle Chabert et Amélie Lavin



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