Alberto Giacometti

Au début, il y a l’évidence précoce et géniale avec laquelle le jeune Giacometti, qui a grandi dans le Bergell, est capable de transposer ce qu’il voit sous des formes artistiques. À l’Académie de Paris, en prenant de plus en plus conscience du problème de la perception, il perd cette assurance. Cette crise profonde dans sa création le conduit en 1925 vers l’abstraction de la forme et le surréalisme. Chargée des interprétations oscillant entre Eros et Thanatos des hommes de lettres surréalistes psychologisant, la vision – par des motifs faisant appel à des signes ou à des métaphores – devient un thème central de son travail. Ces réflexions sur le processus de perception continuent à agir par le retour à la figuration vers 1935 et ouvrent un espace imaginaire intérieur, dans lequel peuvent avoir lieu les études phénoménologiques. Une première longue phase le conduit à se détacher de la forme et le mène à des figures de plus en plus petites; ce n’est qu’avec celles-ci que Giacometti trouve à partir de 1947 la possibilité d’appréhender son image intérieure de l’être humain. Après 1951, il intensifie sa rencontre avec son vis-à-vis et peut accroître la présence de celuici, et dans son entité corporelle, et dans l’espace réel.

Avec une sélection précise et un assemblage d’oeuvres significatives ainsi que des textes concis, le visiteur doit pouvoir ressentir comment l’artiste, par certaines réflexions et procédés, inscrit le processus psychique de la vision dans ses travaux.

Le point de départ de l’exposition, qui se présente comme un essai et dont Christian Klemm est le commissaire, sont les dessins et les aquarelles du jeune Alberto – témoins étonnants de l’intensité avec laquelle l’artiste voyait déjà son environnement et le rendait dans une immédiateté irréfléchie. À cette époque déjà, les yeux et le regard dominent dans les autoportraits et les visages des parents et des frères. C’est lorsqu’il devient artiste professionnel qu’il a conscience des problèmes de la perception et de la mise en oeuvre artistique : les questions des rapports de taille, des différentes possibilités de stylisation, des tensions entre la surface et la profondeur, entre l’optique et l’haptique. La démarche analytique de Giacometti met en valeur ces questionnements dans l’oeuvre et permet à l’observateur de les comprendre, notamment dans les études de nus de l’Académie et dans la série de têtes de son père.

En 1925, Giacometti traverse une crise profonde dans sa création: il passe de la reproduction au style moderne marqué par le cubisme et l’art primitif. Mais la vision demeure, d’autant plus centrale dans les oeuvres les plus importantes, maintenant en tant que motif dont le contenu détermine la forme. L’emblématique «Tête qui regarde», qui fait de Giacometti l’un des principaux artistes novateurs d’avant-garde, marque en même temps le seuil du surréalisme. L’oeil et le regard y sont ici un domaine hautement chargé psychologiquement; Giacometti crée dans des constructions pleines de signes des métaphores irritantes pour rendre les tensions insolubles entre l’agression érotique et la fixation mortelle.

En se confrontant aux surréalistes et à leurs efforts d’élever le „surréel“, de rendre visibles les activités psychologiques et les visions intérieures, Giacometti a montré que la vision était avant tout un processus mental. C’est pourquoi il cherche, après s’être détaché de ce cercle en 1934 et après s’être à nouveau tourné vers la réalité visible, à appréhender l’image intérieure, basée sur les stimuli sensuels externes. Dans l’espace virtuel de la peinture, il y réussit la première fois en réalisant le portrait de la mère en 1937. Ceci est plus difficile à atteindre pour ce qui est de la sculpture : en supprimant les stylisations traditionnelles, les figures risquent de se dissoudre dans l’amorphe. La tentative de saisir l’apparition soudaine d’une personne dans le lointain, mène à de minuscules figures sur des socles surdimensionnés : des sculptures qui thématisent le phénomène optique du fort rapetissement en cas de distance croissante.

Ce n’est qu’après la guerre que les expériences réelles semblables à des visions débouchent sur des figures démesurément longues, dans lesquelles Giacometti trouve une correspondance externe à sa conception intérieure. «La cage» et d’autres compositions, faisant apparaître de petites figures devant une grande tête, illustrent de façon exemplaire cette relation entre le sujet et l’objet.

Au début des années cinquante, Giacometti retourne à la figuration; les imagessouvenirs fantomatiques sont remplacés par des bustes et des figures plus corporels. En eux s’inscrit le dialogue entre celui qui voit et ce qui est vu, entre l’oeil et le vis-à-vis. Le vagabondage des lignes suit les mouvements incessants du regard, dans lequel les formes se construisent et se dissolvent continuellement. La conception des socles et des cadres intérieurs, le traitement de la surface et de la perspective, des déformations tantôt expressives, tantôt motivées phénoménologiquement activent le processus de perception, dans lequel l’observateur revit le processus conceptuel de l’artiste. Et celui-ci ramène toujours à l’oeil, le siège de la vie pour Giacometti, jusqu’à ce que dans les têtes plus tardives, le vis-à-vis ne nous regarde avec une irréfutable vivacité.

Les visiteurs n’ont que rarement l’occasion de comprendre avec une telle intensité que l'animation se produit surtout dans le processus de la vision, que la vie rayonne à partir de l’oeil, qu’elle se manifeste dans les mouvements incessants et encerclants du regard que l’artiste inscrit dans ses oeuvres. L’exposition, regroupant des travaux provenant de la réserve de la fondation Alberto Giacometti, de la collection du Kunsthaus et de prêts de tiers, ne sera présentée qu’à Zurich.

Avec le soutien de la Fondation Truus et Gerrit van Riemsdijk.