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Matisse, Cézanne, Picasso...
L'aventure des Stein

Grand Palais, Paris

Exposition du 5 octobre 2011 - 22 janvier 2012




Extrait du catalogue : Les Stein à la découverte de l’art moderne - Les premières années à Paris, 1903-1907 par Rebecca Rabinow
Article de référence : exposition Les Stein Grand Palais

À la fin du XIXe siècle, il semblerait que tous les riches Américains en France se soient lancés dans une chasse au trésor artistique. Les Potter Palmer de Chicago, les H. O. Havemeyer de New York et bien d’autres arrivent à Paris avec un portefeuille bien garni et la volonté d’acheter tout ce dont ils ont envie, car ils en ont les moyens. Ils amassent des milliers de peintures d’artistes contemporains dans leurs hôtels particuliers aux États-Unis, depuis les tableaux des médaillés du Salon (Alexandre Cabanel et Pierre Puvis de Chavannes, par exemple) jusqu’aux toiles controversées des impressionnistes. Dans la première décennie du XXe siècle, à l’époque où Leo, Gertrude, Michael et Sarah Stein commencent à acquérir des oeuvres d’artistes de la jeune génération installés à Paris, les Stein passent pour une de ces familles américaines millionnaires. Mais les Stein sont différents. Ils ne sont pas particulièrement riches, et aucun d’entre eux n’est venu en France dans le but de rapporter des tableaux. Lorsqu’ils commencent à en acheter, ils ne les expédient pas aux États-Unis, préférant habiter à Paris et accueillir dans leurs appartements tous ceux qui expriment le désir de voir les oeuvres accrochées sur leurs murs. Aussi leur découverte de l’art moderne, et singulièrement des oeuvres de Matisse et de Picasso, aura-t-elle des retombées irréversibles sur son évolution.

Leo et Gertrude font partie des millions de touristes qui se rendent à Paris au cours de l’été 1900 pour visiter l’Exposition universelle. Leo choisit de rester en Europe. Jeune homme brillant, il se retrouve à vingt-huit ans dans une période de flottement après avoir abandonné successivement le droit et la zoologie. Leo se sent bien à Florence, où il est entouré d’art, de vestiges antiques et d’une communauté accueillante d’expatriés érudits. Il se lie en particulier avec l’historien de l’art et expert américain Bernard Berenson, qui a sept ans de plus que lui. Cependant, le charme de la nouveauté s’émousse au bout de quelque temps. Florence n’est « pas la villégiature idéale pour l’hiver, reconnaît-il. […] Rien à faire en ville et le ciel qui offre un panorama invariablement gris terne. […] Le printemps et l’été en Italie et l’hiver dans les grandes villes du Nord, voilà mon programme désormais ». Il voyage à Londres en décembre 1902 et s’arrête quelques jours à Paris sur le chemin du retour à Florence. Un soir, Leo retourne à sa chambre d’hôtel après avoir dîné avec un ami, se fait un bon feu dans la cheminée, se déshabille et dessine le reflet de son corps dans la glace de la penderie. Les semaines suivantes voient s’enchaîner les séances de copie au musée du Louvre et les cours de peinture en atelier. Leo a décidé de devenir artiste.

Il est libre de faire ce qui lui plaît. Ses parents sont morts. En Californie, son frère aîné Michael gère les modestes placements effectués en son nom, générant des revenus qui le dispensent de travailler à condition de modérer ses dépenses. Son choix de carrière ne doit guère perturber le cercle familial. Son oncle maternel Ephraim Keyser n’était-il pas un sculpteur estimé à Baltimore, après avoir reçu une formation à Munich, Berlin et Rome ? Le fils d’Ephraim Keyser, Ephie, marchant dans les pas de son père, étudie la sculpture à Paris à ce moment-là. Il indique à Leo un atelier neuf et un appartement contigu à louer au 27, rue de Fleurus, à quelques centaines de mètres du petit musée du Luxembourg dédié à l’art contemporain.

[…]

Gertrude rejoint Leo à Paris à temps pour le premier Salon d’automne. Ils y retournent à plusieurs reprises. « Je regardai maintes fois chacun des tableaux comme un botaniste pourrait examiner la végétation d’une terre inconnue », se souviendra Leo. L’idée de créer ce nouveau Salon a soulevé une vive polémique. Ses adversaires estiment que les artistes ont déjà assez d’occasions de présenter leurs oeuvres au printemps, où le public peut voir des milliers de peintures, sculptures et dessins récents aux trois Salons des artistes indépendants, de la Société nationale des beaux-arts et des artistes français. Pourtant, lorsque le Salon d’automne ouvre ses portes au sous-sol et au rez-de-chaussée du Petit Palais des Champs-Élysées le 31 octobre 1903, dans une ambiance plus jeune et dynamique que les manifestations du printemps, il est largement salué malgré l’incommodité des salles exiguës et mal éclairées : « Vous passez d’une pièce ensoleillée, trop ensoleillée même, dans une salle obscure, où vaguement s’aperçoivent des cadres. » L’éclairage électrique reste assez rare à l’époque et les journalistes, invités à assister à l’accrochage, « usaient des boîtes d’allumettes pour chercher à voir les toiles encore entassées dans les coins sombres ».



En janvier 1904, après avoir quitté son poste à la direction de la Market Street Railway Company de San Francisco, Michael part pour Paris avec sa femme Sarah, âgée de trente-trois ans à cette date, et son fils Allan, âgé de huit ans. Ils emmènent avec eux la répétitrice de piano d’Allan, Theresa Ehrman, qui est la fille d’un ami. À vingt ans, elle saute sur cette occasion d’aller vivre et étudier en Europe en offrant ses services de jeune fille au pair. Les Stein trouvent un logement au 2, rue de Fleurus, en face du jardin du Luxembourg et à deux pas de l’appartement de Leo et Gertrude.

Leo et Gertrude s’aperçoivent bientôt que la présence de leur aîné Michael signifie une stricte tenue des comptes. Apprenant que Leo a dépensé plus que de raison pour un lot d’estampes japonaises, Michael l’invite à les placer dans une vente publique afin d’essayer de rentrer dans ses fonds et demande aux autres membres de la famille d’assister à la vacation. […]

Le sentiment qui règne à Paris est celui d’un changement radical dans la peinture. Les idéaux enseignés de longue date à l’École des beaux-arts sont contestés de toute part. Certains détracteurs de l’art contemporain se sentent submergés par un effroyable tourbillon de styles, de méthodes et d’inspirations. À la fin de l’été 1905, Charles Morice publie une enquête en trois parties qui tente d’éclaircir la situation. Cinquante-cinq artistes ont répondu au questionnaire qu’il leur a soumis. Morice leur demandait notamment : « Avez-vous le sentiment qu’aujourd’hui l’art tende à prendre des directions nouvelles ? L’impressionnisme est-il fini ? Peut-il se renouveler ? Quel état faites-vous de Cézanne ? » Les réponses sont aussi variées que les artistes interrogés. Morice met en garde contre « la fièvre de trouver à tout prix du nouveau », tout en laissant le mot de la fin au « maître optimiste » Eugène Carrière, membre fondateur de la Société nationale des beaux-arts et de la Société du Salon d’automne. Eugène Carrière rappelle que les artistes ont toujours fouillé les périodes passées pour trouver leur inspiration. Au lieu de s’inquiéter de l’absence d’un art collectif, il faut au contraire nourrir de grands espoirs. Des recherches fébriles de la multitude d’artistes parisiens naîtra forcément quelque chose d’excellent. Pour apprécier les créations nouvelles, le public doit se libérer de ses préjugés. C’est ce que souligne l’historien de l’art Élie Faure : « Nous devons avoir la liberté d’entendre et la volonté de comprendre un langage absolument neuf […] réfléchissons avant de rire. »

Michael et Sarah pensaient rester un an en France et leur bail au 2, rue de Fleurus arrive à échéance en avril 1905. Mais ils n’ont pas du tout envie de rentrer aux États-Unis. « Paris est le marché du monde, rapporte Sarah, et l’on peut y apprendre les principes de l’art et du commerce comme nulle part ailleurs. Nous nous informons énormément en matière d’esthétique et Leo et Gertrude nous font rencontrer des tas de gens sympathiques et intéressants. » Ils trouvent un autre appartement dans le quartier, au deuxième étage du 58, rue Madame, dans un immeuble attenant à une église protestante. Le salon-salle à manger est un espace tout simple, aux murs blancs, partagé par deux fines colonnes au milieu.

[…]

Le Salon d’automne de 1905 abrite aussi deux rétrospectives Jean Auguste Dominique Ingres et Edouard Manet, érigés en exemples contradictoires mais tout aussi recommandables. Il suffit d’avoir passé un certain temps devant les portraits dessinés d’Ingres et ses peintures au modelé délicat ou devant les tableaux de Manet, en particulier Berthe Morisot à l’éventail (1874 ; fig. 24), pour être frappé par les déformations que Matisse fait subir aux lignes et aux couleurs dans Femme au chapeau (1905 ; voir fig. 072), qui représente sa femme Amélie, un éventail à la main. Leo n’est pas le seul à penser qu’il n’a jamais vu de « plus affreux barbouillage ». Au bout de cinq semaines, Leo et Gertrude estiment pourtant que ce tableau vaut les cinq cents francs demandés. Et Sarah, qui n’a, pour autant que l’on sache, acheté jusque-là aucune peinture française de l’époque, regrette de ne pas avoir acquis elle-même le portrait auquel elle trouve en outre une ressemblance saisissante avec sa mère.

L’achat de Femme au chapeau donne une nouvelle orientation à la collection de Leo et Gertrude. Ils cessent d’accorder la priorité aux maîtres français modernes, pour se tourner vers des oeuvres ultra contemporaines moins chères. Quatre jours après la clôture du Salon d’automne, Leo décrit ses dernières emplettes à une amie : la dérangeante Femme au chapeau qui « fait rire tout le monde sauf les rares qui en sont toqués », et La Sieste de Pierre Bonnard (1900 ; voir fig. 057), un grand nu à plat ventre sur un lit, quasiment dans la pose de l’Hermaphrodite Borghese, exposé au Louvre. Dans cette même lettre, Leo parle d’une autre acquisition qu’il a faite auparavant : « [Deux oeuvres] d’un jeune Espagnol du nom de Picasso, que je tiens pour un génie d’une envergure considérable et l’un des dessinateurs vivants les plus remarquables. »

Le jeune Picasso désargenté est assez fine mouche pour comprendre que les Stein de la rue de Fleurus et de la rue Madame peuvent lui être utiles. Non seulement ils ont acheté deux de ses plus grands tableaux, mais, en plus, ils conseillent à leurs amis, notamment les soeurs Cone à Baltimore, d’en faire autant. Picasso offre aux Stein des portraits de Leo (1906 ; voir fig. 041) et d’Allan (1906 ; voir fig. 081) rapidement brossés à la gouache sur carton. Gertrude veut quelque chose de plus substantiel et Picasso s’empresse de lui donner satisfaction. Sa compagne Fernande Olivier écrit que, « séduit par la personnalité de la femme [Gertrude], il lui avait, avant même de la mieux connaître, proposé de faire son portrait ». Picasso l’exécute à l’huile sur une toile du format de Madame Cézanne, le tableau le plus hautement prisé de tous ceux qui sont accrochés aux murs de la rue de Fleurus.

[…]

Le tremblement de terre de San Francisco provoque un arrêt momentané des achats des Stein. Sachant que leur situation matérielle risque de changer, Leo et Gertrude réduisent tellement leurs dépenses que des amis proposent de leur envoyer un mandat. Quand ils ajoutent des tableaux à leur collection, c’est qu’ils les ont empruntés à Leo et Sarah, dont l’appartement reste inoccupé. Gertrude s’efforce à présent de trouver un éditeur pour son manuscrit de Three Lives, qu’elle vient d’achever. « J’en suis très fière, rien ne me découragera. Je crois que c’est une noble combinaison de Swift et de Matisse. » Après leur été en Italie, le frère et la soeur ont certainement visité le Salon d’automne, mais sans rien y acheter selon toute apparence.

Michael et Sarah rentrent des États-Unis à la mi-novembre 1906, plus déterminés que jamais à s’installer à Paris. Leurs propriétés de San Francisco n’ont pratiquement subi aucun dommage et ils ont de quoi payer des travaux pour rénover l’appartement de la rue Madame. Ils agrandissent la pièce principale en faisant abattre la cloison qui coupait en deux l’une des deux grandes fenêtres cintrées donnant sur la rue Jean-Bart. Sarah invite Matisse : « Nous serons très contents d’entendre votre opinion sur notre grande pièce et nos objets d’art japonais et nous espérons aussi ajouter de vos tableaux récents à notre collection pour rendre notre installation tout à fait bien. »

À ce moment, les tringles de cimaise disposées autour de la pièce soutiennent la Famille d’acrobates au singe de Picasso, rachetée ou empruntée à Leo et Gertrude, et sa Mélancolie de la période bleue (1902 ; voir fig. 63), un Nu debout de Vallotton (1904 ; voir fig. 98), des Baigneurs de Cézanne quasi identiques à ceux de Leo et Gertrude (vers 1892 ; voir fig. 013), des peintures japonaises et un nombre croissant de toiles de Matisse aux couleurs vives. Quelques petites sculptures de Matisse font bientôt leur entrée dans la grande pièce de la rue Madame. Il est aux yeux des Stein le plus grand sculpteur du moment, ce qui n’est pas un mince éloge compte tenu de la renommée de Rodin.

De même, des tableaux de Cézanne, Toulouse-Lautrec, Manguin, Matisse, Picasso, Renoir et Vallotton recouvrent les murs de l’atelier rue de Fleurus. Les salles du musée du Luxembourg semblent vieillottes en comparaison. Deux ans auparavant, certaines parties du musée ont enchanté Paula Modersohn-Becker, et maintenant elle s’insurge : « Pour l’unique lieu public d’exposition de l’art moderne, c’est un peu lamentable. » Les domiciles des Stein offrent une autre possibilité. Les demandes de visites créent de plus en plus de va-et-vient et dérangent Gertrude, qui se sert de l’atelier comme bureau. Les Stein décident donc de tenir salon le samedi soir pour accueillir tous ceux qui se présenteront avec une lettre de recommandation. Cette formule remporte la faveur, mais, faute d’électricité, les visiteurs ont bien du mal à voir les oeuvres. Il n’est pas rare qu’ils demandent à revenir les examiner à la lumière du jour.

[…]

La fin de l’année 1907 marque un tournant pour les Stein. Le projet d’académie privée de Matisse est en bonne voie, avec le ferme soutien de Sarah. Michael apporte son concours tout en mettant sur pied son nouveau commerce de bijoux. Pendant ce temps, Gertrude est plongée dans l’écriture de son prochain livre, The Making of Americans. Elle s’inspire des tableaux sur ses murs. Ses amis font un parallèle entre le style singulier de ses écrits et celui des peintures, ce qui n’est pas pour lui déplaire. En septembre, Gertrude a fait la connaissance d’Alice Toklas, qui sera sa compagne jusqu’à la fin de ses jours. En décembre 1907, cela fait cinq ans que Leo est arrivé à Paris. Il poursuit toujours son objectif de devenir un artiste. Il doit se sentir flatté en recevant des lettres de Vollard adressées à « M. Stein artiste-peintre ». Mais durant cette période, il aura surtout été l’instigateur et la cheville ouvrière des collections familiales.

Au cours des années suivantes, les relations se tendent entre Leo et Gertrude. Leo part s’installer en Italie alors que les bruits de bottes commencent à résonner en Europe. La célèbre collection de la rue de Fleurus est partagée, certains tableaux sont vendus. La guerre a des conséquences particulièrement désastreuses sur la collection de Michael et Sarah. À la demande de Matisse, ils ont prêté pour une exposition à Berlin dix-neuf de ses oeuvres, parmi les plus importantes qu’ils possèdent. Ces toiles sont confisquées et finalement dispersées. La collection de Michael et Sarah ne retrouvera jamais sa splendeur passée.

Pour l’instant, dans les derniers jours de 1907, ce sombre avenir est inimaginable. Les murs des domiciles des Stein rue de Fleurus et rue Madame sont tapissés de tableaux colorés, peints en grande partie par des amis, qui comptent parmi les artistes les plus passionnants du moment. Une fois par semaine, ces appartements s’emplissent de peintres, de sculpteurs, d’écrivains, de collectionneurs et de marchands qui savent que rien ne vaut un samedi soir chez les Stein pour se tenir au courant des dernières tendances de l’art.



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