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L'Art en guerre France 1938-1947

De Picasso à Dubuffet

Musée d'Art moderne, Paris

Exposition du 12 octobre 2012 - 17 février 2013




l'art en guerre
Exposition L'Art en guerre France 1938-1947 - De Picasso à Dubuffet

L'exposition du Musée d'Art moderne de la Ville de Paris montre comment les artistes ont modifié en profondeur les contenus et les formes de l'art en France de 1938 à 1947, dans un contexte menaçant d'oppression et de pénurie.

Près de 400 oeuvres de plus de 100 artistes sont présentées en une dizaine de séquences fortes complétées par de nombreux points documentaires et filmiques inédits.

En introduction, l'Exposition internationale du Surréalisme de janvier 1938 apparaît comme prémonitoire au moment de la montée des périls, avant même les accords de Munich et « sous l'angle du sombre » et de « l'étouffant » défini par André Breton et Marcel Duchamp. Certains de ses exposants seront bientôt arrêtés alors que les autres tenteront de s'exiler sans que ce soit toujours possible.

Après la drôle de guerre et la défaite de la France, avec l'Occupation nazie et l'instauration du régime de Vichy, jusque dans les nombreux camps d'internement et les prisons en France, on crée encore : des oeuvres de survie traduisent l'énergie désespérée d'artistes qui adaptent leur processus de création et leurs matériaux - cire, ficelle, pierre, papier à musique ou d'emballage, etc. (Bellmer, Brauner, Ernst, Freundlich, Gotko, Gumichian, Hamelin, Kolos-Vary, Lévy, Nussbaum, Payen, Prieto, Rosenthal, Salomon, Soos, Springer, Taslitzky, Warszawski, Wols…).



Les artistes sont condamnés à s'adapter aux nouvelles réalités des années noires et, pour certains d'entre eux, à la clandestinité dans les refuges : à Marseille, Grasse, Sanary ou Dieulefit (Arp, Brauner, Sonia Delaunay, Hausmann, Magnelli, Masereel, Räderscheidt, Steib, Taeuber, Tita …). Dans la partie la plus visible de la scène parisienne, dominent les maîtres référents, Matisse, Picasso, Bonnard, Rouault, et les « jeunes peintres de tradition française » qui s'en réclament (Bazaine, Estève, Fougeron, Lapicque, Manessier, Singier…). L'ouverture partielle du Musée national d'art moderne, en 1942, au Palais de Tokyo, permet de saisir le goût timoré de l'époque expurgée de ses « indésirables » : juifs, étrangers, anticonformistes, etc. Par contraste, la galerie Jeanne Bucher est l'une des rares exceptions à présenter (sans publicité) des pièces d'artistes jugés « dégénérés » par la propagande totalitaire en Allemagne mais aussi en France. (Klee, Domela, Kandinsky, De Staël…). Quant à Picasso, l'audace est intacte : interdit d'exposition et reclus dans son atelier des Grands- Augustins, il multiplie les chefs-d'oeuvre : L'Aubade, le Grand nu, les Têtes de mort, les dessins érotiques, Tête de taureau ou sa pièce de théâtre Le désir attrapé par la queue.

art en guerre exposition

Entre 1944 et 1947, les oeuvres de l'après-guerre répondent à la violence faite aux corps et aux esprits depuis des années. Cette partie de l'exposition questionne la redéfinition des grands mouvements modernes, les uns assurent la « Reconstruction » — autour du Parti communiste français (Fougeron, Herbin, Pignon…) et du renouveau de l'Art sacré —, les autres empruntent une ligne de fuite radicale : tachisme, informel, art brut, lettrisme, récupération de déchets ou d'objets rejetés par la guerre. Tout témoigne de l'irrépressible décompression psychique à l'oeuvre comme seule réponse à l'histoire (Atlan, Bissière, Debré, Fautrier, Giacometti, Hartung, Leduc, Masson, Richier, Riopelle, Soulages, Schneider, Tal-Coat…). Le premier vrai scandale après la Libération est déclenché en 1946 par l'exposition Dubuffet à la galerie Drouin : Mirobolus, Macadam et Cie. Hautes Pates, mis en relation avec tout ce qui compte alors en matière d'art « autre » chez les naïfs, les anonymes dans les asiles ou chez tous les « anartistes » (Artaud, Bryen, Chaissac, Corbaz, Duf, Forestier, Hyppolite, Michaux, Miro, Pujolle, Villeglé, Wols…).

L'exposition bénéficie de prêts exceptionnels des plus grandes institutions nationales et internationales ainsi que de très nombreux collectionneurs privés.

L'exposition comme lieu de recherche

Introduction des commissaires de l'exposition : Laurence Bertrand Dorléac et Jacqueline Munck

[…] À quoi servit l'art ou en quoi ne servit-il à rien d'autre qu'à espérer durant cette période ? Comment les artistes envoyèrent-ils des signaux de détresse dès l'Exposition internationale du surréalisme en 1938 et jusque dans les années d'après-guerre où les oeuvres témoignent de la déchirante décompression des corps et des esprits après les années sombres où toutes les libertés étaient officiellement bannies, où la pénurie empêchait l'action (mais pas le détournement), où l'on devait se cacher pour créer quand on n'était pas envoyé sous les barreaux. Quel intransigeant besoin de vivre et de résister à la mort en créant fait-il le lien entre les oeuvres de Picasso interdit d'exposition et symbole de l'art « décadent » et le objets de survie des artistes connus ou anonymes travaillant avec les moyens de fortune dans les camps d'internement ou les prisons ? Entre les rêveries antinazies peintes par le petit fonctionnaire alsacien Joseph Steib et les délivrances psychiques des patients des asiles de Saint-Alban qui servait de refuge à des résistants. Comme si la raison ne pouvait désormais plus se cacher que chez les « fous ».

Poser ce genre de questions équivaut à envisager une histoire de l'art anthropologique qui ne saurait exister sans sa dimension historique. Le contexte compta plus que jamais et pesa plus lourdement que jamais sur les créations. Le titre que nous avons choisi a pu choquer ceux qui n'admettent pas le lien entre l'art et la guerre s'impose pour toutes les raisons que nous avons évoquées. L'art en guerre vaut par ailleurs par ce qu'en dira magnifiquement Giacometti :

«Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j'ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour mieux attaquer, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur touts les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher – avec les moyens qui me sont aujourd'hui les plus propres — de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m'entoure, de mieux comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre. 1»

Pour comprendre en quoi cette exposition se devait de restituer ce que furent les formes de résistance à l'oppression, il suffit d'observer la présence massive des artistes modernes sur le sol français avant, pendant et après l'occupation nazie et le régime de Vichy : de tous les artistes du nord qui avaient assisté à la montée du nazisme et du totalitarisme, aux Espagnols qui avaient combattu Franco, en passant par les exilés de toute l'Europe de l'Est, qui avaient eux aussi assimilé l'art moderne à la liberté politique. Il nous faut regarder ce que furent les condamnations dans les oeuvres elles-mêmes, de la politique mise en place contre un art décrété par les nazis « dégénéré » mais dont la stigmatisation dépassa de très loin les cercles hitlériens. Picasso dira que l'art est un instrument de guerre contre l'ennemi, il était bien placé pour savoir que le monde pouvait basculer dans l'horreur. En 1944, après la Libération et son entrée au Parti communiste français, il passa pour un héros de l'avoir compris avant tout le monde et d'avoir prolongé son oeuvre telle une mission de résistance comme une autre, à l'usage de lui-même mais aussi de l'avenir, alors qu'il était interdit d'exposition. Ses oeuvres en témoignent amplement dans leur révolution permanente des formes et des matières. Et quand on jouera chez les Leiris à Paris sa pièce écrite sous l'Occupation, Le désir attrapé par la queue, le portrait de son ami Max Jacob mort au camp de Drancy (Seine Saint-Denis, France), accroché au mur, veillera sur ses amis vivants.

Comme Picasso, les surréalistes avaient eu raison avant tous, dans la dernière exposition libre et internationale de l'avant-guerre, avant la fermeture de la France sur elle-même. Si notre exposition débute avec elle, dans l'atmosphère suffocante de l'époque, c'est pour insister sur cette descendance de Goya qui dessinait à l'ombre de la Raison les sorcières, les masques et les bandits dans les Caprices, comme le préambule des Désastres de la guerre. Les surréalistes prévoyaient les effets de Munich, cette défaite avant la défaite dont certains allaient payer le prix fort, internés très vite dans les camps, comme Ernst ou Bellmer. Ils avaient vu l'histoire basculer dans l'horreur en 1914. Ils en présentaient à leur façon les effets, l'inconscient, le cauchemar, dans une nuit où les faits se voient mieux que le jour.

À partir de là, et surtout après, la drôle du guerre qui ne fut pas beaucoup représentée si ce n'est par le dessin fidèle de la vie quotidienne des soldats dans l'attente, après la défaite, il y eut ceux qui purent s'exiler à l'étranger et ceux qui échouèrent en raison du manque de moyens, de contingences hasardeuses, de la légèreté de ceux qui pouvaient les aider mais surtout à cause de la puissance infernale du réseau qui servait à traquer les indésirables. C'est dans cet enfer d'inquiétude que l'on créa encore, comme l'auteur qui n'a laissé aux survivants qu'une misérable carte à jouer proche de celle que dessinèrent les surréalistes réfugiés à Marseille. De Myriam Lévy dont on ne sait rien sauf qu'elle fut exterminée dans les camps, il ne reste que sa dame de pique dont le visage est traversé du mur de pierre d'une prison, le coeur fiché d'un couteau d'où coule une mare de sang. Terrible testament qui légitime à lui seul cette exposition où il est présenté comme une oeuvre d'art parmi les autres. Comme celles de Charlotte Salomon et de Felix Nussbaum qui seront exterminés à Auschwitz, ou celle de Frieundlich assassiné au camp de Lublin-Majdanek, etc.

Les menus travaux des jours et des nuits des autres sont aussi restitués, même s'ils ne sont pas des chefsd'oeuvre (à l'aune de leur valeur d'assurance). Ils sont pour nous les témoignages précieux de l'humanité dans la tourmente. On ne dira jamais assez la force de résistance dans la création à la morbidité du totalitarisme. Les trésors d'invention pour faire d'un rien le tout. Il suffit de regarder : Picasso détourner une selle de vélo et son guidon pour mettre au monde une tête de taureau, les cires imaginées par Brauner affolé par ses ennemis mais toujours à l'affût du moyen de défier le chien noir de ses persécuteurs, les ficelles de Magnelli caché à Grasse avec ses amis quand il ne procèdent pas ensemble (avec Arp, Sophie Taeuber, et Sonia Delaunay) à des oeuvres collectives que nous montrons comme les preuves de solidarités jusque dans l'invention des formes, les photographies de Hausmann qui tient le flambeau de Dada dans son château retiré de tout, alors même que le mouvement était né dans le désastre de la Grande Guerre pour être complètement éclipsé pendant les années 1920-1930, 1940. […]

Après la Libération, l'heure était enfin venue de décompresser. Tout était bon pour détourner la langue usée par la propagande. C'est le sens à donner aux premières manifestations des lettristes, ou de la minuscule sculpture de Villeglé composée avec les restes de fils de fer trouvés près de mur de l'Atlantique. Elle clôt notre exposition, qui travaille surtout à montrer la part de l'invisible, en son temps minoritaire : tout ce qui continuait clandestinement, sans réseaux apparent mais avec la virulence née de ces temps de pénurie intégrale de biens, de matériaux mais surtout de liberté. Pour avoir une idée de la norme contre laquelle venaient buter toutes ces oeuvres incertaines, la présentation officielle du Musée d'art moderne qui ouvrit ses portes au coeur de l'été 1942, suffira sans doute à rendre compte du goût majoritaire de l'époque. Les événements se déroulaient à quelques mètres de notre exposition, là où s'ouvre à nouveau le Palais de Tokyo, dans un esprit à l'opposé de l'étroitesse qui présidait à cette manifestation prévue pour éviter une nouvelle réquisition de l'occupant nazi. En réalité, le pendant français de l'exposition des surhommes d'Arno Breker imposé en grande pompe à l'Orangerie des Tuileries quelques temps plus tôt. Cet accrochage sera la jauge qui permettra d'évaluer la liberté de tout le reste de l'art qui nous semble aujourd'hui important, à l'inverse de ce qu'il était considéré à l'époque.

Cette exposition servira donc de révélateur à tout ce qui demeura dans le secret des lieux et des ateliers, des refuges, des camps, des prisons et des asiles, par la force des choses, à l'ombre de l'histoire.

1 Giacometti, XX° siècle , n°9, juin 1957, p 35 ; in Ecrits , ed. Hermann, 1990, p 77)



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