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Asger Jorn, un artiste libre |
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Fondation de l'Hermitage, LausanneExposition du 22 juin 2012 - 21 octobre 2012Affiche de l'exposition Asger Jorn, Fondation de l'Hermitage, Lausanne 2012 La Fondation de l'Hermitage de Lausanne consacre une exposition au peintre Asger Jorn pour la première fois en Suisse romande. Considéré comme le plus grand artiste danois du XXe siècle, Asger Jorn a joué un rôle majeur dans le développement des avant-gardes européennes de l'après-guerre. Cette manifestation s'inscrit dans la prolongation de l'exposition Impressions du Nord. La peinture scandinave 1800-1915 qui, en 2005, avait permis aux visiteurs de la Fondation de découvrir l'extraordinaire vitalité des peintres nordiques au XIXe siècle. Partageant sa vie entre le Danemark, la France (il y séjourne dès 1936), la Suisse et l'Italie, Asger Jorn fonde, en 1948, avec d'autres artistes du Nord, le mouvement Cobra, dont le nom fait référence aux trois villes Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Dans le sillage du surréalisme, ils prônent la spontanéité, le retour à l'art populaire et au dessin d'enfant. La tuberculose qui frappe Jorn en 1951 précipite la fin de Cobra. Après dix-huit mois passés au sanatorium de Silkeborg au Danemark, Jorn choisit, pour sa convalescence, l'air pur des montagnes et s'installe pour six mois dans un chalet de Chesières (Vaud). En Suisse, le Danois développe un langage nouveau, qui renoue avec les sensualités enveloppantes d'Edvard Munch, pionnier de l'expressionnisme moderne. Les années suivantes le conduiront à libérer progressivement et de la façon la plus radicale son art des modes et des influences, et à inventer une peinture saisissante, tantôt apaisée, tantôt explosive, toujours colorée. Son oeuvre puissante, élaborée au rythme de voyages incessants à travers l'Europe, s'ancre profondément dans la culture et la sensibilité scandinaves, tout en s'imprégnant des échanges qu'il entretient avec la scène artistique internationale. La tension entre une tradition nordique enracinée dans le Moyen-Age, et une aspiration à la perméabilité des frontières et à la vitalité d'une création collective, est au coeur de la fascination que Jorn exerce aujourd'hui.
La rétrospective lausannoise couvre toutes les périodes, depuis les compositions de l'immédiat après-guerre,
peuplées d'un bestiaire fantastique, jusqu'aux peintures lumineuses de la fin de sa vie, traversées
de formes fluides et dynamiques. Réunissant quelque 80 peintures, l'exposition déploie en outre un bel
ensemble de dessins, des estampes – entre autres l'emblématique Suite suisse, 1953-1954 –, ainsi que des
sculptures, rendant compte de l'extraordinaire force expressive de Jorn dans la diversité des médiums.
Extrait du catalogue Maintenant que l'on a une vue d'ensemble sur son oeuvre et que l'on peut mettre son art en perspective, Asger Jorn trouve sa place au côté d'Edvard Munch parmi les grands peintres d'Europe du Nord. Jorn avait trente ans à la mort de Munch en 1944 et leurs apports respectifs sont très différents, bien sûr. Munch représente sans relâche l'homme ou la femme solitaire en quête de communion avec autrui et avec la nature. Cette préoccupation humaine joue un rôle essentiel dans son art. Jorn ignore la solitude. Toujours très entouré, il observe sa propre situation avec un mélange d'ironie et de scepticisme. En même temps, il cherche à inscrire sa vision nordique personnelle dans la continuité historique. Les écrits sur Jorn publiés de son vivant furent peu nom- breux, et ils se limitent à une toute petite partie de ses activités intellectuelles et de ses modes d'expression. Si quelqu'un a touché un point sensible, malgré tout, c'est bien Werner Haftmann, qui a parlé de sa «personnalité nocturne ». Jorn s'est déclaré très surpris de cette formule : « Elle m'a stupéfait parce que mon désir le plus conscient est une aspiration à la lumière ». Jorn était particulièrement sensible aux divergences qui existent, entre le nord et le sud de l'Europe, dans les conceptions de l'art et de la vie. Il y voyait la source d'une dynamique féconde. Dans le livre Alfa og omega (L'alpha et l'oméga) paru après sa mort, il aborde la question délicate de la composante nordique de son art: «Je ne sais pas quelle valeur les autres accordent à l'art nordique, mais il n'a absolument aucune place dans notre monde de l'art cosmopolite. [...] L'art nordique est dangereux. Sa force se condense en nous. Il n'est pas hédoniste ni sensuel. Il ne prétend pas à la lisibilité objective et ne s'intéresse pas non plus aux symboles clairement déchiffrables. L'écrivain danois Jakob Knudsen remarque très justement que l'art nordique est un état d'âme, et qu'il s'adresse à l'âme bien plus qu'aux sens ou à l'intelligence ».
Asger Jorn, Albisola, 1954 - Photographie argentique © photo Henny Riemens Toute sa vie, Jorn n'a cessé de se heurter à des attitudes inconciliables dans l'art comme dans la vie. En général, il avait tendance à éviter de choisir, préférant sortir du dilemme par la confrontation. Il se voyait en éternel survivant nomade tel le Juif errant, une sorte de cerveau ambulant. « Prisonnier de son époque » selon un critique américain, il fut aussi, ajouterons-nous, l'un des rares à parvenir à s'en évader. Après 1930, une nouvelle génération innove dans l'art européen. Ces artistes nés juste avant la Première Guerre mondiale se trouvent pris entre deux feux, avec d'un côté les avant-gardes des années 1920 et, de l'autre, ceux qui tiennent à préserver les valeurs traditionnelles dans une période d'instabilité. Ce dualisme se manifeste dans l'architecture, où les fonctionnalistes s'opposent aux défenseurs du beau métier artisanal, et dans la peinture, où l'art métaphysique italien par exemple se transforme en un nouveau classicisme. En Allemagne, les futurs chefs de file de la croisade contre l'« art dégénéré » font effacer les décorations murales d'Oskar Schlemmer au Bauhaus de Weimar. La foi dans le progrès artistique et social s'éteint dans toute l'Europe, y compris en Scandinavie, mais là encore, le Nord ne suit pas la même voie que les pays situés plus au sud. Les jeunes artistes danois restent fidèles à des formes d'expression bientôt réprimées par les nazis en Allemagne. Ils organisent deux grandes expositions internationales à Copenhague, Cubism-Surrealism en 1935, et Linien en 1937. Avec celles de New York en 1936, Cubism and Abstract Art et Fantastic Art, Dada and Surrealism, elles constituent les plus larges panoramas de l'art moderne européen présentés avant la Seconde Guerre mondiale, alors que l'horizon artistique s'assombrit. Les jeunes artistes danois ont réussi à rassembler un choix d'oeuvres exceptionnelles de Vassily Kandinsky, Piet Mondrian, Paul Klee, Hans Arp, Salvador Dalí, Yves Tanguy, Max Ernst et Joan Miró, pour ne citer qu'eux. Les oeuvres des peintres danois y côtoient celles de maîtres européens dont ils ont visité les ateliers et les galeries à Paris. Les deux expositions de Copenhague se distinguent par la diversité et la qualité de leur contenu (inversement proportionnelles à l'enthousiasme du public). Elles témoignent d'un contact direct avec les principaux courants de pensée artistique de l'entre-deux-guerres et démontrent une assimilation complète de leurs enseignements. Les jeunes Danois ne se sentent pas obligés de choisir entre les tendances antagoniques des années 1920. Ce que le Museum of Modern Art de New York a séparé sous deux titres différents se mélange ici au sein de chacune des expositions. Il est vrai que celle de 1935 retrace en partie l'évolution qui mène du cubisme au surréalisme et, en même temps, l'inscrit dans le projet surréaliste, mais en 1937, l'exposition Linien montre bien que ces deux mouvements suivent des voies parallèles. Les jeunes Danois ont autant d'attirance pour les compositions abstraites de Kandinsky, les plages surréelles de Tanguy, les personnages de Giacometti que pour les signes graphiques de Miró. Richard Mortensen, Ejler Bille, Carl-Henning Pedersen, Egill Jacobsen et Sonja Ferlov Mancoba appartiennent au groupe Linien, dont le nom sert de titre à l'exposition de 1937. Un artiste de province, Asger Jørgensen, leur cadet de quelques années, les rejoint à cette occasion. Jørgensen, qui se fera bientôt appeler Jorn, vient d'une région du Jutland occidental qui est un désert artistique. Son père a eu le choix entre la prêtrise et l'enseignement, et il a opté pour le second. Il a épousé une institutrice avec qui il a eu six enfants et il meurt prématurément. Pour que les enfants reçoivent le même type d'éducation que leurs parents, la famille s'installe en 1929 à Silkeborg, dans le Jutland central. Silkeborg est à ce moment-là une ville de plus de douze mille habitants, dotée d'une gare de chemin de fer, et donc fort différente des villages où les Jørgensen ont vécu auparavant. A Silkeborg, il y a deux quotidiens régionaux, une vraie bibliothèque, plusieurs établissements scolaires, une école normale d'instituteurs et même un petit cercle d'artistes réunis autour du peintre Martin Kaalund-Jørgensen. Jorn ne tarde pas à se lier avec ce dernier et à s'inspirer de son expressionnisme vigoureux. Un critique décrit ainsi un grand portrait de Kaalund- Jørgensen, qui est un de ses tableaux les plus connus, dont Jorn gardera longtemps le souvenir : « Ce tableau est la chose la plus naturelle et la plus simple au monde, une effusion de mâle et robuste énergie. Exécuté à la spatule et à la brosse, il se caractérise par la simplification radicale des formes et la concentration des couleurs. Le plus remarquable, c'est que ce tableau, dans toute sa rudesse abrupte, se dresse lentement devant nos yeux, puis s'éloigne dans le temps et dans l'espace ». Après cette rencontre marquante avec la forme et le style, placée sous les auspices de Cézanne, de Van Gogh et de Munch, Jorn se met à peindre des portraits et des paysages personnels. Il fait ses débuts à Silkeborg en 1933 avec deux petits tableaux, dont un portrait du syndicaliste Christian Christensen, qui restera très important pour lui tout au long de sa vie. En 1964, il érigera une stèle à la mémoire de Christensen à Silkeborg, en signe de gratitude pour celui qui fut son mentor en philosophie et en politique. Les premières oeuvres graphiques de Jorn datent de cette même année 1933. Ce sont des gravures satiriques qui dénoncent la grossièreté de certains chants les plus célèbres du folklore du Jutland occidental et central. Après avoir achevé une formation d'instituteur en 1935, Jorn se rend à Paris en 1936, dans l'intention d'étudier auprès de Kandinsky. Mais Kandinsky ne prend pas d'élèves et Jorn s'inscrit à l'Académie moderne de Fernand Léger. Il y découvre une conception de la peinture qui va à l'encontre de la démarche expressionniste. Il évoquera ses souvenirs de l'enseignement de Léger dans une lettre de 1952: «Pierre Loeb m'a dit un jour que le tableau idéal est celui qui est complètement terminé dans l'esprit du peintre, avant qu'il pose le premier coup de pinceau sur la toile. C'était, en tout cas à cette époque, et certainement encore aujourd'hui, l'avis de Léger. L'art classique part de ce principe. C'est pourquoi la réalisation même de la toile n'a aucune importance. Cela tient aussi au fait que Léger détestait les effets de matière en peinture. Moi, j'adore ça. Je me souviens d'une autre fois où je me suis fait attraper parce que j'avais mis une couche épaisse de couleur au lieu de la fine couche uniforme préconisée par Léger. Pour lui, ce n'était pas de la peinture, mais de la couleur. S'il avait pu avoir une machine pour l'appliquer à la place du pinceau, il l'aurait utilisée ». Léger confie plusieurs commandes à Jorn afin de l'aider à progresser tout en lui procurant des revenus. Il le charge d'exécuter avec deux autres élèves le panneau du Transport des forces pour l'Exposition universelle de 1937. Jorn peint les grandes formes molles qui s'élèvent vers le bord supérieur du tableau. On en trouve des rappels dans ses compositions personnelles de cette période. Grâce à Léger, Jorn participe aussi aux préparatifs de Le Corbusier pour le pavillon des Temps nouveaux de cette même Exposition universelle, en agrandissant des dessins d'enfants pour un des murs de l'entrée. René Renne et Claude Serbanne sont parmi les premiers à publier des articles sur Jorn. Ils soulignent le caractère satirique de ses oeuvres de la fin des années 1930, qu'ils comparent aux personnages caricaturaux suggérés par les signes graphiques dans certains tableaux de Joan Miró. Cependant, Jorn ne se laisse pas enfermer dans la satire, ni dans la prédilection abstraite pour la ligne et la forme pure. Ce sont des possibilités qu'il se contente d'explorer. Dans deux carnets de 1936-1937, il manipule des motifs et des schémas de composition empruntés à Kandinsky, à El Lissitzky et au groupe De Stijl. Les croquis à l'encre de Chine sont tracés à la règle et au compas, et les deux carnets portent chacun un titre manuscrit sur la couverture : Essais de plans et de formes élémentaires et Tensions entre droites et courbes. Quelquefois, Jorn s'inspire des méthodes de Léger, en particulier les fonds teintés obtenus en appliquant une couleur sur la toile au lieu d'un enduit blanc. Sur cet arrière-plan, il peint des éléments graphiques, des aplats cernés d'un contour ou des formes modelées en relief. La rigueur plastique ne convient pas à son tempérament, ni la corrélation étroite entre la ligne et la surface, mais il n'a pas encore trouvé le moyen de s'affranchir de ces contraintes. Une solution pourrait résider dans les formes aléatoires et c'est une piste qu'il continuera à creuser toute sa vie. Au début, il tire parti de tous les procédés surréalistes, collage, frottage, couleur projetée à l'aérographe ou prélevée à la surface de l'eau à l'aide d'une feuille de papier. Un autre moyen de rompre le lien entre la ligne et le plan consiste à faire chevaucher des rectangles comme Hans Arp ou à superposer des dessins tracés sur des calques, comme Dalí. Toutes ces techniques, Jorn les a essayées dès 1940. Il utilise le collage pour un projet d'illustration, resté non publié, d'une oeuvre de Jens August Schade. Le poète danois y tisse un récit imaginaire qui se déroule simultanément sur terre et dans les airs, dans l'inconscient et le réel. Les collages de Jorn peuvent faire penser à ceux des surréalistes, en particulier Une semaine de bonté et La Femme 100 têtes de Max Ernst, et pourtant ils ne font que suivre littéralement le texte de Schade. Jorn se sert des superpositions de calques inspirées de Dalí pour désagréger les contours des formes, non pour les entrechoquer. Vers la fin des années 1940, ce procédé lui fournit un bon instrument pour répliquer aux travaux du psychanalyste danois Sigurd Næsgaard, qui cherche à établir des correspondances entre des motifs découverts dans l'art abstrait danois et des « complexes » psychiques bien précis. (Næsgaard s'inspire de Wilhelm Reich qui a séjourné quelque temps au Danemark et donné des conférences auxquelles certains artistes du groupe Linien ont assisté). On sait que Jorn a suivi une analyse avec des disciples de Næsgaard, sinon avec le maître en personne, mais cela ne l'a pas empêché de réfuter son interprétation de l'art. Pour évaluer les thèses du psychanalyste danois, Jorn prend un de ses dessins présentant un entrelacs compliqué de motifs, et demande à divers artistes d'isoler l'élément dominant. Comme il a employé une méthode apparentée au dessin automatique, le résultat devrait révéler une structure de l'inconscient. Mais les artistes interrogés répondent tous différemment. Autrement dit, il est impossible d'isoler un motif dominant qui serait une projection de l'inconscient. Jorn attache beaucoup d'importance à cette démonstration. Il la publie dans une revue et approfondit encore ses recherches sur la question. Il en parle à Renne et Serbanne quand ils rédigent des articles sur ses dessins, vers la fin des années 1940, et il raconte l'expérience à Guy Atkins dans les années 1960. En fait, Jorn est persuadé que les oeuvres plastiques ne peuvent pas se prêter à une unique interprétation. Cette intuition l'amène à dépasser le dogmatisme abstrait dès le début de sa carrière, de même que la satire pure. Elle guidera sa démarche dans les années 1950 et 1960. « Groupez-vous », recommandait Léger à ses élèves scandinaves des années 1920 au moment de leur départ. Jorn sait qu'il avait raison. Le groupe Linien lui a montré à quel point le dialogue et l'échange vigoureux d'idées ont renforcé la scène artistique danoise et l'ont aidée à se transformer. Mais dès l'exposition de 1937, il se sentait en profond désaccord avec la figure de proue du groupe Linien, Richard Mortensen, et beaucoup plus proche d'Ejler Bille. Au début des années 1940, Bille adopte un mode de composition extrêmement libre qui influence fortement Jorn. Son recueil de critiques paru au sortir de la guerre, comprenant des articles sur l'art océanien, Henri Laurens, Pablo Picasso et les surréalistes, entre autres, retient aussi l'attention de Jorn. « Se grouper », Jorn aime le faire pour monter des expositions ou lancer des revues avec d'autres artistes. Il lui arrive souvent de partager un atelier avec un collègue. Au dire d'un de ses contemporains, «Il n'était pas réellement un homme ‘de groupe'. C'était un égocentrique, capable de tout faire tout seul, mais seulement lorsque les choses avaient suffisamment mûri pour qu'il n'ait plus besoin des autres ». Pendant la guerre, c'est Jorn qui prend l'initiative de la revue Helhesten (« Cheval d'enfer »), destinée à rendre compte de la vie culturelle dans les domaines les plus divers : art, littérature, archéologie, cinéma, ethnographie, etc. Le premier numéro paraît sous l'occupation allemande, dont nul ne pouvait prédire la réaction. Il contient une notice nécrologique de Paul Klee, dont les nazis ont confisqué les oeuvres dans les collections publiques pour les détruire. En outre, les initiés perçoivent dans le titre une allusion narquoise aux forces d'occupation. Malgré tout, la revue échappe complètement à la censure et cesse de paraître en 1944 pour des raisons strictement financières. Si les articles de Helhesten développent rarement une théorie inédite, ils apportent un éclairage précieux sur un ensemble d'artistes et d'intellectuels danois et sur leurs préoccupations de l'époque. Le mélange de lithographies originales et de reproductions, ajouté à l'étendue même des sujets traités, fournira un modèle pour la revue Reflex du Groupe expérimental hollandais, et pour celle de Cobra. Les artistes danois bloqués pendant cinq ans à l'intérieur de leurs frontières, coupés de tout contact avec leurs collègues de l'étranger et soumis aux épreuves de la guerre, sont étroitement soudés. Et cette communauté englobait plusieurs générations. Dans ses notes de la période, Jorn envisage d'associer des éléments de l'art danois des années 1920 et 1930 avec les courants abstraits et surréalistes. L'art danois auquel il songe privilégie les paysages simplifiés et vivement colorés. C'est donc fort logiquement que les tenants de l'« abstraction spontanée » exposent aux côtés d'artistes figuratifs au sein de l'association Corner-Høst, pendant la guerre et juste après. En 1945, l'association reçoit un questionnaire du Museum of Modern Art de New York qui essaie de retracer l'évolution de la scène artistique dans les pays avec lesquels les communications se sont interrompues pendant la guerre. Jorn s'attache à répondre scrupuleusement au questionnaire. Il rassemble aussi des photographies et quelques oeuvres à envoyer, tandis que l'association rédige une déclaration commune résumant son point de vue sur la situation. Le texte porte l'empreinte des idées personnelles de Jorn sur la distinction entre abstraction « automatique » et abstraction « constructive ». Il explique : « La transposition de la méthode automatique du dessin dans la peinture soulève les plus grandes difficultés. Si l'on dessine spontanément sur la toile, la couleur sera confinée dans les contours sans possibilité de s'étendre naturellement. Notre réussite la plus compliquée et la plus notable, qui fait toute la particularité de notre art, est une avancée décisive vers la libération de la couleur et donc vers la spontanéité picturale ». Jorn recherche également ce qu'il appelait la « création à vide ». Dans une conversation avec Pierre Loeb, il confie que son objectif est de n'avoir absolument aucune idée au moment d'approcher le pinceau de la toile, d'avoir la tête aussi vide que la toile. Dans un texte rédigé en 1947 pour accompagner un choix de dessins de Jorn et resté longtemps inédit, René Renne et Claude Serbanne soulignent l'importance de la « création à vide », à ne pas confondre avec « la création gratuite qui est une démarche consciente ». Cette création à vide, expliquent-ils, est la marque de l'enfance: « L'enfant dessine ou peint à côté de luimême, parallèlement ; par cet acte, il ne ‘livre' ou ne se ‘délivre' pas, il ne crée pas, ça se crée, il ne s'agit pas d'une nécessité intérieure (Kandinsky), mais d'une nécessité extérieure, peut-être plus vraie que l'autre. A côté de la création pure, de la création à vide (qui est a-artistique), existe une création consciente (même si elle est d'ordre automatique) ». Max Ernst a pris les choses à l'envers, observent Renne et Serbanne: « Dans une de ses oeuvres maîtresses (Le surréalisme et la peinture), une gargouille fabuleuse (l'inspiration onirique ?) trace sur une toile une succession de droites et de courbes représentatives de la plastique pure. » Jorn adhère alors aux principes de l'automatisme et de l'ambiguïté plutôt qu'à l'utilisation de motifs et de figures comme supports de sens. En 1947, il écrit: « Il me semble que le problème fondamental de l'art français se retrouve dans cette crise du surréalisme aujourd'hui. Toute l'évolution artistique dépendra d'ailleurs de la résolution de cette crise. [...] La plus grand méprise du programme pictural surréaliste réside certainement dans sa dimension littéraire. On a expérimenté la vision, l'image, le rêve, mais pas la peinture, pas la couleur. [...] Le côté non-pictural du surréalisme a inévitablement provoqué une réaction chez les jeunes peintres ». Jorn ne pense pas aux peintres danois quand il écrit ces lignes, mais à des artistes comme Jean Bazaine, Maurice Estève, Charles Lapicque, Gustave Singier ou Jean Le Moal. Ceux-ci ne peuvent plus avancer sans assimiler les leçons du surréalisme, tandis que, réciproquement, les surréalistes devraient leur emprunter leurs méthodes éminemment picturales s'ils veulent sortir de l'impasse où ils se trouvent. Jorn défend ce point de vue dans le débat qui agite le surréalisme après la guerre. En 1948, il quitte sur un constat d'échec la conférence du Centre international de documentation sur l'art d'avantgarde, organisée par d'anciens « surréalistes révolutionnaires ». Avec les Hollandais Karel Appel, Corneille et Constant et les Belges Christian Dotremont et Joseph Noiret, il fonde Cobra (COpenhague-BRuxelles- Amsterdam) et entend fusionner l'abstraction spontanée danoise avec l'esthétique picturale. Dans les milliers de pages écrites par Jorn, on chercherait en vain un cadre théorique permettant d'expliquer le contenu ou les références de la plupart de ses peintures des années 1950 et 1960. Après la période de la « création à vide » antérieure à Cobra, vient celle des motifs et figures qui s'imposent avant même la formation d'une image sur le tableau. Ces éléments iconographiques interfèrent continuellement avec les mécanismes automatiques. En 1952-1953, Jorn peint trois grands tableaux décoratifs pour la bibliothèque de Silkeborg. Ils portent des titres comme Le mythe muet ou La roue de la vie, et ils abondent en symboles personnels. Ses nombreux dessins et esquisses préparatoires mettent en évidence certains thèmes persistants. Dans le discours prononcé lors de la donation des tableaux à la bibliothèque, il invoque l'exemple du poète et romancier danois Johannes Vilhelm Jensen qui mêle l'histoire à la légende. Au mythe oral répond le mythe muet, autrement dit l'image. L'influence d'Edvard Munch marque profondément les oeuvres de Jorn durant cette période. Le mythe muet rappelle les paysages de Munch, par ses formes cernées de contours colorés et par sa palette. Résistance masculine, de la même époque, s'inspire aussi de Munch, à qui une grande rétrospective est consacrée à Oslo en 1946. C'est encore à Munch que Jorn se réfère lorsqu'il regroupe des oeuvres au sein de cycles thématiques. Jorn met en garde contre une interprétation unique de ses variations sur Le mythe muet. Un tableau, répète-t-il, se prête à de multiples lectures. Plusieurs figures reconnaissables d'une oeuvre à l'autre commencent toutefois à se dégager dans sa peinture. En 1953, il crée un petit vase en céramique avec quatre personnages, qu'il offre à sa femme. On discerne clairement deux adultes et deux enfants. L'un d'eux a l'air hagard avec une balafre sur la poitrine, allusion à la tuberculose aiguë dont Jorn a souffert récemment. Le thème de la mère et des enfants revient aussi dans plusieurs peintures et dessins. En famille, Tu étais tel (où l'artiste a inséré un portrait de sa mère) et Lettre à mon fils renvoient à la sphère intime. On rencontre dans de nombreux tableaux les figures du père et de l'enfant, aisément identifiables. Le personnage du spectateur, qui apparaît dans Lettre à mon fils, se retrouve aussi dans une lithographie. Jorn nous présente parfois le cercle familial de manière ironique, comme un lieu de tensions et de conflits tempérés par la nécessité de vivre ensemble. Les amoureux sont tantôt agressifs, tantôt affectueux, et dominent à tour de rôle. Les connotations railleuses ou satiriques alternent avec les signes de menace, comme dans Visite importune et Le toutou à sa mémère. Ces tonalités atteignent un maximum d'intensité vers 1956-1958. Les portraits de collectionneurs, marchands, artistes et amis connus ou inconnus contiennent des allusions limpides le plus souvent, mais parfois indéchiffrables en raison de leur caractère personnel (voir cat. 65 et 70). Ils semblent évoquer les traits des personnes dont l'artiste essaie de se souvenir. Le visage est d'une véracité saisissante malgré ses contours imprécis. Le portrait du philosophe et épistémologue Gaston Bachelard en fournit un bon exemple, tout comme l'image de la mère de Jorn insérée dans Tu étais tel. Ces aspects de la peinture de Jorn dénotent ses affinités avec l'expressionnisme nordique auquel il devient plus sensible après son départ du Danemark en 1953. La maladie grave dont il souffre au début des années 1950 laisse des traces profondes en lui. Dans une lettre à Werner Haftmann où il évoque Le droit de l'aigle (dont il a réalisé plusieurs versions), il explique que cette image traduit une angoisse à la fois personnelle et universelle. Dans L'alpha et l'oméga, Jorn écrit à propos du côté sombre de sa peinture : « L'art nordique exerce une emprise mentale qui va du rire aux larmes, des larmes à la fureur. On voit le danger : un mauvais esprit peut tyranniser les autres par le pouvoir de l'art. On a beaucoup commenté cet élément démoniaque. C'est là que réside l'obligation suprême pour l'artiste de prendre la responsabilité des états d'âme qu'il induit. Il doit au moins pouvoir en répondre en les éprouvant lui-même. C'est en raison de cette contrainte psychologique pour l'artiste et le spectateur que les partisans de l'esthétisme et du formalisme détestent l'art expressionniste ». A peine Jorn s'est-il familiarisé avec son répertoire figuratif qu'il commence déjà à le rejeter. Il reprend des tableaux, en dissimule des parties sous une couche de peinture. En général, il se contente d'éliminer ainsi le pourtour ou l'arrière-plan, mais quelquefois il éclabousse d'acrylique certaines parties de ses compositions des années 1950 dans un geste destructeur. La retraite de Russie, un grand tableau de 1956, disparaît l'année suivante sous une couche de peinture blanche appliquée au rouleau ou avec un instrument analogue, créant une plus grande adéquation entre le style et le sujet. Au bout de plusieurs années, Jorn rebaptise cette oeuvre Stalingrad. Le point de départ de ce tableau, en 1956, est un témoignage de son ami Umberto Gambetta, qui a participé à la bataille de Stalingrad dans les rangs de l'armée italienne. Gambetta a passé plusieurs années dans les camps de prisonniers de guerre en Russie, dont très peu ont réchappé. La version initiale du tableau évoque assez explicitement cet épisode pour inciter Gambetta à l'appeler « mon portrait ». Jorn, qui souhaite donner une valeur plus universelle à cette oeuvre, efface les détails trop personnalisés. Il reviendra maintes fois sur la grande toile. Quelques mois avant sa mort, il ajoutera encore des petites taches noires censées représenter les fenêtres des maisons. Stalingrad est peut-être la seule peinture de Jorn marquée par une émotion poignante. En cela, elle n'a rien de commun avec les petits tableaux trouvés au marché aux puces qu'il repeint à partir de 1959. La première série rassemble des paysages peuplés de monstres fantastiques. Jorn la désigne sous l'épithète « kitsch » dans son carnet. Il lui donnera plus tard le titre français de modifications. En 1962, il expose une deuxième série réunissant exclusivement des portraits d'aimables bourgeois métamorphosés en grotesques hideux. Les femmes sont entourées de bêtes grimaçantes qui les assaillent ou les avalent, en illustrant un des thèmes privilégiés de Jorn: l'animal dans la femme. Ces oeuvres conçues comme des provocations se caractérisent parfois par une dureté sans équivalent dans l'art de Jorn. Quelques-unes d'entre elles tournent en dérision la notion d'avant-garde. Une jeune fille qui s'apprête à recevoir la confirmation arbore une moustache, et une inscription sur le mur derrière avertit les admirateurs de Duchamp : L'avangarde se rend pas. Les modifications ont pour conséquence inattendue d'éloigner Jorn de la peinture figurative. C'est ce que démontrent les Luxury paintings du début des années 1960. Avec ces « peintures de luxe », Jorn reprend certains aspects de la peinture gestuelle et du tachisme, comme pour réactualiser son art. Il emploie des couleurs acryliques qu'il verse ou projette sur la toile ou qu'il applique avec une corde trempée dans la peinture. Tous ces tableaux se situent en lisière de la figuration. Jorn allie ses recherches sur la « création à vide » et sur la peinture automatique à ses nouvelles options esthétiques. Quand un personnage semble commencer à se distinguer dans la composition, il évite d'en préciser les contours, de manière à le laisser dans les limbes de l'inconscient. Les Luxury paintings accompagnent aussi ses réflexions sur la théorie de la couleur. Par exemple, il essaie de rééquilibrer les rapports de couleurs, en s'inspirant d'un traité de l'historien de l'art danois Julius Lange, publié en 1890, et des idées énoncées auparavant par l'artiste et théoricien allemand Philipp Otto Runge. A l'époque où Jorn exécute ces peintures, il développe ces thèmes dans son ouvrage Naturens orden – De divisione naturae. Jorn n'entreprend pas ses expériences au hasard. Il reprend certaines recherches là où il les avait laissées à une époque précédente. Ses tableaux des années 1960 et 1970 oscillent entre figuration et peinture automatique, entre mythologie et improvisation, dans une tension dynamique. Dans ses oeuvres de la maturité tardive, on a parfois du mal à identifier ce qui se rapporte à des faits réels, mais les références biographiques ne sont jamais loin. Quand il y a une part d'ironie et de satire, elle se fond si bien dans la trame de couleurs sensuelles, que l'ensemble s'élève au-dessus des circonstances ponctuelles. Les accents misogynes et misanthropes perceptibles dans beaucoup d'oeuvres du début des années 1950 s'estompent et l'on y sent moins d'autodérision amère. Dans ses plus belles oeuvres des années 1960 et jusqu'à sa mort, Jorn parvient à cette autonomie de la couleur à laquelle il aspirait depuis longtemps. C'est le surgissement de la couleur qui dicte la composition, et la couleur devient plus lumineuse et plus intense que jamais dans ses dernières oeuvres. On découvre ici ou là un large coup de pinceau semblable à ceux des calligraphes japonais. Le tracé des contours intervient quelquefois au dernier stade de l'exécution, avec de la couleur pure directement sortie du tube. Dans certains tableaux et lithographies, les différentes étapes apparaissent clairement. Jorn a commencé par teinter le fond, avant de répartir les couleurs dans différentes portions de surface comme s'il les avait appliquées sur plusieurs pierres lithographiques distinctes. Les toiles très denses et violemment empâtées deviennent rares dans les dernières années. Maintenant, les peintures appliquées à la spatule côtoient des plages de couleurs diluées à la térébenthine, mais les contrastes restent plus modérés. Dans les dernières années aussi, Jorn se tourne vers d'autres techniques : la lithographie, le bois gravé, l'eau-forte et, tout à la fin, les sculptures modelées en terre et fondues en bronze ou taillées dans le marbre. Ces oeuvres qui présentent une configuration différente sous chaque angle, révèlent une autre dimension de la force créative de Jorn, capable de faire naître sans cesse de nouvelles images.
Troels Andersen -
Directeur honoraire du Museum Jorn, Silkeborg
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