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Edvard MunchL’oeil moderne |
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Centre Pompidou, ParisExposition du 21 septembre 2011 – 9 janvier 2012Article de Référence : exposition Edvard Munch L’oeil moderne, Centre Pompidou, Paris, 2011. On mesure désormais dans toute son ampleur, au moins depuis la publication, en 2008, du catalogue raisonné de son oeuvre peint, la propension d’Edvard Munch à la répétition : durant toute sa vie, il n’aura eu de cesse en effet de reprendre certains de ses motifs et thèmes picturaux essentiels. Aucun de ses travaux majeurs de jeunesse n’est resté à l’état d’oeuvre unique. Certes, on savait que Munch avait exécuté de nouvelles versions de ses peintures, par exemple de L’Enfant malade, le tableau qui lui a permis de s’imposer sur la scène artistique, ou de son illustrissime Cri, qui a été décliné en cinq variantes : deux peintes, deux pastels et une lithographie. Mais on a tout de même été surpris de la quantité et de la diversité de toutes ses répétitions, dont on peut avoir à présent, grâce au catalogue de l’oeuvre peint excellemment édité par Gerd Woll, une bonne vision d’ensemble. De Puberté, Munch a peint quatre variantes ; il a donné pas moins de six versions de L’Enfant malade ; six également des Jeunes filles sur le pont et il existe quatre tableaux de sa variante des Femmes sur le pont ; le Vampire apparaît sur huit toiles différentes et le couple en train de s’embrasser a suscité, sous le titre Le Baiser, dix variations, vêtu ou dénudé, à la fenêtre ou sur la plage. Si l’on y ajoute les multiples adaptations graphiques que Munch a réalisées de ses peintures, la récurrence obstinée des mêmes motifs se présente donc comme une constante majeure de son oeuvre.
Il aura pourtant fallu attendre ces dix dernières années pour voir l’attention des spécialistes
se concentrer plus nettement sur cet art de la reproduction pratiqué par le peintre. En 2003, l’Albertina
de Vienne lui a consacré, sous le titre « Thema und Variation », une exposition qui analysait le maillage des motifs picturaux munchiens dans La Frise de la Vie. Quatre ans plus tard, le catalogue de l’exposition bâloise Edvard Munch. Zeichen der Moderne [Edvard Munch. Signes de la modernité] s’attachait entre autres à commenter les aspects sériels de son oeuvre. Mais ce sont au final les deux récentes études
de Jay A. Clarke et de Gerd Woll sur la reprise de certains sujets des peintures de jeunesse,
L’Enfant malade en particulier, qui présentent les contributions les plus intéressantes sur ce sujet. Aucune des deux auteures n’analyse en effet ce tableau clé déjà si souvent commenté en partant, comme on l’a habituellement fait jusqu’ici, de la conception personnelle et subjective que Munch
se fait de son oeuvre, nourrie du souvenir des sentiments vécus et des impressions de couleur.
Pour expliquer les nombreuses versions du tableau, Clarke et Woll en ont appelé pour la première fois
à des facteurs plus fortement exogènes, comme les aspects commerciaux et pratiques.
Or, ce sont précisément ces considérations étrangères à l’art qui permettent de faire émerger une vision plus précise et complexe de la façon de procéder de Munch. Elles relativisent par ailleurs le rôle
de personnalité à part qu’on assigne généralement au peintre norvégien, puisqu’au XIXe siècle, les artistes ont été nombreux à copier et à faire des variations de leurs toiles pour les mêmes raisons que lui.
Cela étant, il n’y a que peu de peintres de sa génération qui l’aient fait avec autant de suite dans les idées que Munch, qui aura élevé le découplage du contenu et du motif au rang de véritable principe artistique.
Uwe M. Schneede a utilisé en 1984 le concept de « travail de mémoire » pour désigner la première raison susceptible d’expliquer les reprises de motif pratiquées par Munch – et c’est d’ailleurs une des interprétations qu’on a le plus couramment avancées jusqu’ici : la longue et patiente recherche de la première impression intérieure qui, aux moments de forte émotion, s’est gravée dans la mémoire de l’artiste ou sur sa « rétine », selon la formule de Munch. L’Enfant malade, l’oeuvre décisive des premières années, fait à cet égard office de témoin principal. Le peintre donne le jour à ce tableau huit ans après la très douloureuse mort de sa soeur cadette Sophie, qui bouleverse durablement le garçon alors âgé de quatorze ans. Bien des années plus tard, dans un émouvant récit, Munch a dit combien il lui avait fallu lutter pour réaliser un tableau qui incarnait pour lui la maison de ses parents et sa jeunesse assombrie par la maladie et la mort : « Quand je vis pour la première fois l’enfant malade – le visage blafard avec ses cheveux d’un roux vif sur le coussin blanc –, j’en reçus une impression qui disparut pendant le travail. J’obtins sur la toile une bonne image, mais ce n’était pas celle-là. J’ai repeint le tableau plusieurs fois au cours de l’année – je l’ai gratté complètement – je l’ai fait disparaître sous les couleurs – et je n’ai eu de cesse de vouloir capter la première impression – la peau transparente, pâle, se détachant sur la toile – la bouche et les mains qui tremblent – [ … ] j’ai fini par renoncer, épuisé. J’avais retrouvé une très grande part de la première impression, la bouche tremblante, la peau diaphane, les yeux fatigués, mais le tableau n’était pas fini quant à la couleur – elle était gris pâle. Le tableau était à présent aussi lourd que du plomb. » Munch décrit la genèse de L’Enfant malade, qu’il expose d’abord sous le simple titre d’Étude, comme une révolte intérieure, une lutte éreintante pour parvenir à une vérité subjective. Dans le grandiose portrait filmé qu’il réalise en 1975 sur l’artiste norvégien, le cinéaste anglais Peter Watkins a su trouver des images pénétrantes pour traduire ce combat. La surface peinte et repeinte, griffée, crevassée, avec son caractère brut et inachevé qui a tant irrité à ce moment-là les critiques norvégiens, témoigne aujourd’hui encore de cet acte de création destructeur. Au début des années 1930, Munch commente son oeuvre en se disant certain qu’aucun autre peintre « n’a vécu son motif jusqu’à l’ultime cri de douleur, aussi complètement que je l’ai fait dans L’Enfant malade. Car je n’étais pas le seul qui fut présent, tous les êtres qui m’étaient chers y assistaient aussi ». Uwe M. Schneede interprète donc l’acte pictural de Munch comme « une revitalisation du vécu autobiographique », « un travail de mémoire » que l’artiste était forcé de reprendre à l’infini, au sens d’une catharsis, jusqu’à retrouver et parachever sa toute première impression. Pour Jay A. Clarke aussi, le processus pictural de Munch ressemble à un « re-enactment » du souvenir pénible de la mort de sa soeur. Mai Britt Guleng reprend et développe cette interprétation psychologique, en proposant de se servir de la théorie freudienne de la compulsion de répétition des situations traumatiques vécues dans l’enfance pour expliquer que Munch n’a cessé de peindre de nouvelles versions de son tableau. Elle donne du même coup quittance à l’artiste d’un travail psychanalytique opéré sur son subconscient. Mais c’est peut-être un autre artiste, Joseph Beuys, qui aura réussi, lors d’une discussion sur Munch, à livrer la description la plus juste du travail de mémoire à l’oeuvre dans L’Enfant malade : « Il ne voulait certainement pas répéter quelque chose qui était fait et réglé, mais il s’agissait de sa réalité. Il cherchait sans cesse à se convaincre qu’il pourrait retrouver quelque chose qui avait conduit à ces tableaux et qui en était sorti, une sorte d’auto-examen. » Il a été assez peu signalé jusqu’ici que ces théories du souvenir reposent pour leur plus large part sur des propos que Munch a tenus vers 1929-1930, donc quarante-cinq ans environ après la première version de L’Enfant malade, à un moment où, dans la perspective d’une nouvelle exposition de sa Frise de la Vie, l’artiste travaille à une publication à compte d’auteur ( Livsfrisens tilbivelse ) sur les origines de ce projet majeur. La fameuse phrase « Je ne peins pas ce que je vois. Mais ce que j’ai vu » date il est vrai de 1890, mais c’est bien à titre rétrospectif que Munch a rédigé le récit de la genèse du tableau que nous avons cité plus haut, de même que plusieurs autres commentaires relatifs à la remémoration de ses premières impressions. On apprend par des lettres qu’il écrira ultérieurement que Munch avait justement eu à subir dans ces années-là des attaques à cause de ses multiples copies de L’Enfant malade. Dans une lettre au directeur de musée Jens Thiis, le peintre se défend contre ces accusations et explique les nouvelles versions par le combat de longue haleine qu’il avait dû livrer pendant toute une année autour de cet important motif, dont il était impossible qu’un seul et unique tableau vienne à bout. Même si Munch cherche ici comme dans d’autres lettres à s’inscrire dans un processus de travail ouvert, il défend aussi son statut de créateur original et véritable, en se présentant comme un artiste gouverné par les souvenirs, qui se répète par la force des choses et non de son propre gré. Chaque nouvelle version « représente à sa façon un apport à ce que j’ai ressenti à la première impression », écrit-il dans Livsfrisens tilbivelse. Munch entend se rattacher ici à certaines démarches artistiques subjectives, postromantiques, qui s’étaient diffusées dans les pays nordiques vers la fin du XIXe siècle. C’est l’historien de l’art danois Julius Lange qui avait introduit en 1889 le concept d’art du souvenir. À la faveur d’un article du critique d’art norvégien Andreas Aubert, un ami de Munch, ces idées s’étaient rapidement propagées en Norvège avant d’atteindre Berlin trois ans plus tard. Dans le cercle d’intellectuels qui fréquentaient le café Zum schwarzen Ferkel [ Au porcelet noir ] dont Munch était aussi un familier, Max Dauthendey parlait d’une nouvelle forme d’art faite de souvenirs intériorisés et représentée au premier chef par le peintre norvégien, et l’on verra bientôt August Strindberg recommander à son tour la pratique d’un art qui devait procéder de la mémoire, en passant « par le creuset du sujet percevant et sensible ».
C’est à Gerd Woll que l’on doit d’avoir remis en cause le lien obligé suggéré par Munch entre souvenir
et compulsion de répétition. L’auteur du catalogue raisonné pointe du doigt un fait notoire : la jeune fille malade aux cheveux roux du tableau ne représente pas la soeur de Munch, mais Betzy Nielsen,
alors âgée de onze ans, que le peintre a vue effondrée dans un fauteuil un jour qu’il accompagnait son père médecin dans ses visites à domicile et qu’il prendra par la suite pour modèle. C’est donc le spectacle d’une jeune fille inconnue qui déclenche et met en branle le tableau et c’est à cette expérience que Munch se réfère quand il fait le récit de la genèse de son oeuvre. On ne peut naturellement pas savoir s’il se produit alors chez lui une sorte de surimpression, les souvenirs de la mort de sa propre soeur venant recouvrir l’image de la petite Betzy Nielsen. Le commentaire de Munch disant qu’il avait alors sous ses yeux tous ses êtres les plus chers provient cependant d’une note bien plus tardive et il était sans doute destiné tout d’abord à faire ressortir le caractère exceptionnel de L’Enfant malade, qui a vu le jour à une époque où
ce motif bénéficiait en effet d’une très grande faveur. Munch appelait lui-même cette période
« le temps des coussins ». En offrant ce tableau, peu après l’avoir exposé, à son ami Christian Krohg,
qui avait peint lui aussi une jeune fille malade dans un fauteuil cinq ans plus tôt, Munch faisait preuve, selon Woll, d’un certain détachement vis-à-vis de la terrible et douloureuse épreuve qu’il avait lui-même vécue. Les deux premières huiles que Munch a réalisées en 1896 pour le collectionneur Olaf Schou
et en 1907 pour Ernest Thiel étaient en outre l’une et l’autre des ouvrages de commande. En même temps, Munch en peint en 1907 une version pour son propre usage, qu’il allait vendre en 1927
à la Staatliche Gemäldesammlung de Dresde et remplacer par deux nouvelles répliques.
À la lumière de ces informations, les reprises exécutées par Munch de L’Enfant malade incitent à conclure à une pratique assez commune chez les artistes au XIXe siècle. Nombreux étaient les peintres qui ne craignaient pas de répéter et de faire des variations de leurs motifs favoris : ainsi voit-on Paul Delaroche repeindre deux ans plus tard son Bonaparte traversant les Alpes de 1848 ; Jean Auguste Dominique Ingres reprendre OEdipe et le Sphinx en 1808, 1826 et 1864 ; Jean-Léon Gérôme multiplier les versions de sa fameuse Sortie du bal masqué (également connue sous le titre Un duel après le bal, 1857), aussi bien à l’huile que selon diverses techniques d’impression avec le concours de la maison Goupil. La copie de tableaux, qui a toujours fait partie de la formation des artistes, n’attentait en rien au mythe romantique du créateur et elle était tenue pour un travail artistique parfaitement légitime : ce qui comptait, c’était l’idée du tableau et pas (encore) la valeur marchande de l’oeuvre unique. Avec la montée en puissance de la gravure au fil du XIXe siècle, notamment grâce aux nouvelles possibilités offertes par des procédés comme la lithographie, la séparation entre l’original et la copie s’estompe progressivement. Le succès que rencontrèrent vers la fin du siècle les estampes originales, c’est-à-dire les gravures dessinées et en partie exécutées par l’artiste en personne, y contribua également. À partir de 1894, Munch se met lui-même à produire des eaux-fortes et des lithographies qui étaient en premier lieu des reproductions des fameux motifs de ses peintures. La multiplication augmentait non seulement le degré de célébrité des oeuvres, mais elle permettait aussi de toucher de nouveaux cercles de collectionneurs moins fortunés, qui faisaient croître à leur tour la demande, en pressant les artistes de leur livrer les motifs qu’ils appréciaient. À côté des reproductions graphiques, les collectionneurs aimaient aussi à commander des copies peintes. Ainsi Marie Berna demanda-t-elle à Arnold Böcklin de lui peindre, à la mémoire de son mari défunt, une copie de sa fameuse Île des morts. Le peintre norvégien et ami de Munch Frits Thaulow faisait régulièrement des copies des tableaux qui avaient la faveur du public, selon la demande. La Fonte des neiges, une aquarelle de paysage pleine de poésie datant de 1887, existe en au moins cinq versions, que le peintre a présentées l’une après l’autre dans différentes expositions où elles furent vendues à chaque fois. Les considérations financières ont sans doute représenté une autre raison déterminante qui aura poussé Munch à peindre de nouvelles versions de ses tableaux pour des collectionneurs. Munch ne venait pas d’une famille fortunée, comme Gustave Caillebotte ou Paul Cézanne. Pendant toute sa vie, il a dû vivre de son art, ce qui était un dilemme poignant pour un artiste qui aurait aimé avoir toutes ses oeuvres réunies autour de lui comme ses propres enfants. En plus de vendre ses tableaux à des prix prohibitifs, Munch sut trouver une autre source de revenus fort lucrative : la perception d’une partie du produit des ventes de tickets d’entrée de ses expositions. Ainsi le voit-on exprimer dans une lettre à sa tante, après la fermeture de son exposition à Berlin en 1892 et l’excellente publicité que lui avait valu ce scandale, sa colère de n’avoir pas pu la présenter plus vite à Düsseldorf, où il encaissa un tiers des recettes. Cette nouvelle source financière pourrait aussi expliquer que Munch, après une autre présentation à Cologne, ait décidé de montrer de nouveau à Berlin l’exposition tant décriée, dont il assura cette fois-ci lui-même la régie, dans une anti-mise en scène volontairement provocatrice. C’est à ses propres frais qu’il loua pour ce faire une salle d’exposition dans le centre-ville, l’« Equitable Palast » de la Friedrichstrasse, fit paraître des annonces dans les grands journaux berlinois et organisa même une visite de presse. Pour les conditions et les techniques de publicité de l’époque, l’entreprise avait été préparée de façon toute professionnelle et elle rapporta à Munch une somme d’argent considérable. L’exposition allait encore faire halte ensuite dans d’autres villes, à Copenhague, Breslau, Dresde et Munich. Quelques-unes des reprises de Munch ont donc vu le jour, comme chez son ami Thaulow, à titre de copies d’exposition, dans le souci de pouvoir toujours offrir au public les motifs essentiels de son oeuvre, dans le cas d’une vente ou d’une perte (la toute première version de Puberté a brûlé dans un incendie en 1886 et celle des Deux êtres humains – Les solitaires de 1892 a été détruite lors de l’explosion d’un bateau). Cette procédure s’appliquait en particulier aux sujets de son grand projet de La Frise de la Vie. Après de substantielles ventes à la Nasjonalgalleriet et à Rasmus Meyer, un collectionneur de Bergen, vers 1909, Munch déplorait ainsi, dans le catalogue d’une nouvelle exposition chez Blomquist à Oslo en 1918, que tant d’éléments de sa frise n’étaient en somme que des copies. Cela dit, il s’était lui-même réservé le droit, dans le contrat de vente établi avec Meyer, d’emprunter pendant trois semaines quatre tableaux pour en faire des copies. En 1925, on voit encore une fois Munch s’inscrire dans le registre des copies de la Nasjonalgalleriet d’Oslo et solliciter une autorisation de copier Cendre et La Danse de la vie afin de réaliser une reconstruction monumentale de la frise dans son atelier d’Ekely. L’artiste conservait également toutes ses plaques d’impression et ses pierres lithographiques, qui se trouvent aujourd’hui au Munch-museet, ce qui devait lui permettre en cas de besoin de faire de nouveaux tirages. Mais Munch ne copiait pas seulement ses oeuvres majeures à des fins d’exposition ou pour les vendre, mais aussi pour son propre travail artistique, comme il l’a lui-même confessé : « Je suis tout à fait contre ce qu’on appelle une fabrique de tableaux – faire des répliques pour la vente – Mais je dis, il ne faut jurer de « rien » – et j’ai le plus souvent copié mes tableaux – Mais il y a toujours une évolution et jamais la même – je construis un tableau à partir d’un autre. » Il lui était donc essentiel de toujours avoir certains de ses motifs directement sous la main. Dans une lettre plus tardive à Johan Langaard, Munch déclare à nouveau : « Je n’ai jamais fait de copies de mes tableaux. Quand j’ai utilisé le même motif, c’est uniquement pour des raisons artistiques et pour approfondir le motif. » Jean-François Millet invoquait d’ailleurs des raisons similaires pour expliquer les nombreuses reprises de son illustre Semeur (1847-1848). On peut même entendre Munch se justifier avec davantage de véhémence dans sa lettre déjà mentionnée à Jens Thiis, où il fait référence à Cézanne et aux séries de Monet : pourquoi, écrit-il, ne pourrait-il par reprendre cinq fois un motif important « quand on voit des peintres peindre ad infinitum des pommes, des palmiers, des clochers et des meules de foin ? » Mais contrairement à Monet, il ne s’agit pas pour Munch de peindre des transformations optiques d’un objet, mais de réinterpréter un motif pictural toujours identique. Au coeur de cette préoccupation, il y a La Frise de la Vie, conçue dès le départ comme une série ouverte, comme un work in progress sur les thèmes existentiels de l’amour, de l’angoisse et de la mort. Pour Uwe M. Schneede, la frise représente justement « dans cette idée ouverte d’un impossible achèvement un des très grands projets de l’art moderne ». En reprenant certains motifs de ses débuts, par exemple le Baiser à la fenêtre, Munch entendait les modifier et en poursuivre l’élaboration. Au fil des ans, il essaie différents schémas de composition, dans lesquels on peut voir le couple en train de s’embrasser dans des postures et des environnements variés. Pour son exposition chez Blomquist en 1918, Munch modifie son célèbre motif du Vampire en le plaçant non plus sur un fond monochrome de couleur sombre, comme dans les premières versions, mais devant un paysage typique d’Åsgårdstrand, avec la ligne horizontale de la plage et les verticales des arbres ( Vampire dans la forêt ). Huit ans plus tard, le Vampire apparaît sous le même titre dans un bois de feuillus. En 1914, Munch dispose Puberté devant un pan de mur coloré qui évoque l’expressionnisme et fait penser à Van Gogh, qui avait été deux ans plus tôt, aux côtés du peintre norvégien, l’une des figures capitales de la grande exposition du Sonderbund à Cologne. On dirait que Munch tente d’utiliser pour ses anciens motifs de nouveaux moyens d’expression. Gerd Woll parle à cet égard d’un « updating des motifs », auquel Munch procède pour rester à la hauteur de son temps. Une démarche artistique avec laquelle l’esthétique de la réception nous a depuis longtemps familiarisés.
Mais dans la perspective de la modernité de Munch, plus que les résultats de ses adaptations au langage visuel de son temps, ce sont les conséquences de cette pratique qui apparaissent intéressantes : découplés de leur contenu émotionnel et du contexte d’un vécu personnel, les motifs de Munch se transforment en entités spécifiques, qui flottent en toute liberté et que l’artiste peut reprendre et placer à son gré dans de nouvelles configurations. Les motifs ne s’affranchissent pas du sujet du tableau, comme chez Cézanne, mais de leur origine. Ils perdent leurs racines pour se transformer en figures détachées susceptibles de venir se glisser devant différents décors, comme Le Baiser ou le Vampire. Pour Poul Erik Tøjner, les nombreuses répétitions opérées par Munch dans ses peintures et surtout dans ses gravures contribuent à faire de tel ou tel motif qu’il a inventé un « repeatable icon », un signe ou un emblème autonome pouvant être repris et répété à l’envi. Munch crée en somme son propre répertoire de citations dans lequel il va lui-même puiser et où d’autres artistes viendront également puiser par la suite. Ainsi Ingrid Junillon peut-elle décrire dans tous ses détails la façon dont Munch recycle d’anciens motifs picturaux pour illustrer différentes pièces de théâtre de Henrik Ibsen. Pour le tableau final de la fameuse mise en scène des Revenants par Max Reinhardt (1906). Munch place les deux protagonistes du drame, le jeune peintre Oswald et sa mère madame Alving, à peu près dans la même position qu’il avait choisie vingt plus tôt pour figurer sa tante auprès de la jeune fille malade. Dans un dessin pour Peer Gynt (années 1930) et sur une illustration qu’il réalise dans les années 1930 pour Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, la dernière pièce d’Ibsen, Munch cite les deux personnages de Cendre, son célèbre tableau de 1895 : la femme s’arrachant les cheveux et l’homme recroquevillé sur lui-même, qui est déjà une citation de la fameuse série Mélancolie, entamée vers 1891. Outre les motifs, Munch reprend volontiers aussi les fonds de ses tableaux, par exemple le reflet typique de la lune en train de s’éteindre à la surface de la mer qui date de 1893 ( Le Songe d’une nuit d’été. La Voix ) et qui est répété dans le Baiser sur la plage au clair de lune. Quand on y regarde de plus près, c’est l’oeuvre entier de Munch qui apparaît aussitôt comme un réseau entremêlé et complexe d’autocitations. Munch quitte ainsi le XIXe siècle pour se rapprocher d’un autre peintre passé maître dans la copie de ses propres oeuvres, fût-il bien plus fondamentalement contesté que lui : Giorgio De Chirico. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Italien se lance dans la production massive de répliques de ses fameux motifs de la pittura metafisica – par exemple la Place d’Italie ou Le Troubadour –, notamment pour satisfaire par calcul mercantile les désirs de certains collectionneurs entêtés. Falsifications de dates et discrédit en ont été les conséquences. Dans le catalogue de la grande rétrospective de De Chirico au Museum of Modern Art de New York en 1982, le commissaire d’exposition William Rubin a reproduit sur une double page les dix-huit répliques des Muses inquiétantes, une oeuvre de 1917, qui ont vu le jour entre 1945 et 1962. Ce montage éloquent, que Rubin avait repris d’une source italienne, montre aujourd’hui encore combien la répétition peut vider une oeuvre d’art de sa substance et le rabaisser au rang de signe autonome et nivelé, de simulacre, voire de marchandise. Même s’il s’agit encore ici, comme chez Munch, de copies peintes par l’artiste lui-même et non de reproductions techniques, les répétitions de De Chirico illustrent ce que Walter Benjamin avait écrit sur la disparition de l’aura dans son célèbre essai sur L’OEuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : la perte du hic et nunc de l’oeuvre originale, considérés comme éléments constitutifs de son authenticité et de son rattachement au domaine de la tradition ou à un rituel. On ne s’étonne donc guère que ce soit justement ce montage qui, selon ses propres dires, aura incité Andy Warhol à s’intéresser de plus près à l’univers iconique de De Chirico, un artiste qu’il avait rencontré dès 1972 et dont il se sentait proche. C’est dans le contexte de l’art postmoderne de la citation et de l’ Appropriation Art que Warhol réalise à son tour en 1982 son propre tableau aux quatre Muses inquiétantes. Comme s’il avait senti une affinité entre de De Chirico et Munch, Warhol se met un an plus tard à emprunter tout pareillement des motifs au peintre norvégien pour les adapter à sa façon. Une sérigraphie du légendaire Cri voit bientôt le jour, mais Warhol réalise aussi une impression avec un double motif, où il juxtapose deux oeuvres de Munch : sa lascive Madone et son Autoportrait au bras de squelette, en recourant comme pour Le Cri à une stylisation graphique et à des couleurs intenses fin de les mettre au goût du jour. Warhol avait compris que les motifs de Munch étaient tout aussi autonomes et libres qu’une boîte de soupe Campbell ou qu’une image de Marilyn et qu’on pouvait donc les recomposer. Il a su reconnaître leur valeur iconique comme une sorte de marque caractéristique : Le Cri pour l’angoisse, la Madone pour l’extase et l’Autoportrait au bras de squelette pour la mort.
La force visuelle des tableaux de Munch peut sans doute expliquer aussi qu’aujourd’hui encore, ses motifs soient si souvent repris et cités. Il n’est guère d’autre peintre de sa génération qui ait été aussi fortement admiré par des artistes récents : outre Andy Warhol, on peut nommer à ce titre Jasper Johns,
Georg Baselitz, Günther Förg ou Tracey Emin et Anne-Katrin Dolven. Indépendamment des explications et des mobiles que nous avons exposés ici, les retours obstinés de Munch à quelques thèmes toujours identiques et sans cesse revisités ont favorisé l’établissement de sa propre marque de fabrique.
La question de savoir si Munch a pu en avoir ou non conscience reste ouverte.
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