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Franck Eon |
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Galerie Cortex Athletico, BordeauxExposition du 19 mai au 9 juillet 2011La galerie Cortex Athletico est heureuse de présenter le travail de Franck Eon.
Lorsque l’on tente de faire dialoguer des images, le nerf du problème consiste toujours à ne pas leur faire tenir un discours trop univoque. Comment faire « dire » autre chose au Sociology Professor de John Currin sans produire un discours sur l’art ? Comment faire « dire » quelque chose à une couleur sans poser un système de concordances sémantiques trop rigide (cf. Herbin par exemple) ? La solution de Franck Eon est la suivante : détruire la signification et retourner au sens de surface. On doit à Saussure d’avoir distingué les éléments de la langue : le signe linguistique se décompose en un signifiant (« l’image acoustique ») et un signifié (« le concept »)1. L’image est donc, dans la langue, univoque : toute sa nature est de renvoyer à un concept. Une image acoustique : un concept : une signification. Celle-ci fonctionne donc dans le sens de la profondeur : l’image désigne un concept qui se cache derrière elle, elle doit disparaitre pour le désigner. Le sens fonctionne au contraire dans l’élément de la surface2. Rendre aux images leur capacité à tenir un dialogue, sans pour autant leur faire désigner un concept univoque, cela veut donc dire : les ramener à la surface, détruire la profondeur et son jeu bien réglé de significations de manière à libérer le sens. Ce dernier est le principe vivant : la signification, c’est du sens mort, cristallisé ou figé. La méthode serra en définitive assez simple : faire proliférer les images, les démultiplier, les citer, les déformer. On verra plus loin dans quelle mesure tout cela implique un rapport dialectique avec le monde : celui, objectif, où les images circulent, et celui des images elles-mêmes. Alors, quels sont les éléments du dialogue ici ? Apparemment, rien, ou presque : un panneau de bois découpé, rythmé par des à-plats et des dégradés de couleur. De l’autre côté, idem : un meuble dans le pur style du white cube, et sur un écran plat, une vidéo montre un personnage, repris d’un tableau de John Currin (Sociology Professor), scrutant les visiteurs, l’espace vide, qui pourrait aussi bien être celui dans lequel elle baigne – et de temps en temps l’éclair presque invisible d’un clignement d’yeux. On pourrait, bien sûr, reconnaitre dans la peinture sur bois les échos d’une longue tradition, se développant, à partir du 13ème siècle et pendant la Renaissance, dans les retables éblouissants de maitres comme Cimabue ou le Titien par exemple – mais ici c’est du contreplaqué, et la moindre noblesse de l’acrylique cohabite avec la grandeur de l’huile. Tradition en toc. On pourrait aussi reconnaitre, dans les différences de technique picturales employées dans ce panneau de bois découpé, outre une possible allusion à Herbin, une sorte de résumé des recherches formelles que la modernité a pu explorer (aplats et zones à la pâte plus travaillée, découpe du support pour l’intégrer à la surface, effets d’optiques qui en résultent, etc.). De l’autre côté, dans la façon dont Franck Eon reprend le modèle du professeur de sociologie de Currin, la transposant dans une vidéo où celle-ci scrute la salle, clignant des yeux et esquissant une moue énigmatique, et la mettant en scène sur un bureau typiquement fait pour un « white cube », on pourrait voir une manière de dette payée aux expériences de John Armleder avec ses furniture-sculptures. Dialogue avec la tradition, donc. Mais aussi avec le passé de son propre travail : le rouge du panneau peint renvoyant à une peinture antérieure (Jeune Derrick au turban) dans laquelle l’artiste citait une sculpture d’Anita Molinero de 2005 ; le professeur de sociologie de Currin étant presque autant une image de Franck Eon puisqu’il la fait régulièrement intervenir dans son travail, etc. Mais, au fond, ce jeu de renvois n’intéresse pas Franck Eon : l’important, c’est de faire cohabiter les images, retrouver, derrière la signification qu’on leur attribue, leur capacité à produire du sens. Répéter, répéter, remuer sans cesse la même matière visuelle, pour oublier ce que l’on a vu, et le reconfigurer. Echo, dans le domaine du visible, de cette expérience infantile ou schizophrénique, jusqu’à retrouver le sol multiforme et mouvant de la matière verbale, à mi-chemin de la signification et du sens pur : « fourchettefourchettefourche ètte four chette fou rché tefour ché te fourche ètte… ». On reprendra la figure de Derrick, celle du professeur de sociologie, les ronds, les mêmes couleurs, jusqu’à leur faire perdre la capacité à désigner, de manière univoque, telle ou telle signification. On dénouera la signification des images : pour en libérer le sens – c'est-à-dire, ici, l’infinité des significations possibles, la zone labile qui court à la surface de la toile sans pour autant s’y résorber. Et les images, libérées de ce qu’elles désignent habituellement (une femme, un prof de socio, un tableau abstrait situé dans l’histoire de l’art, etc.), peuvent enfin se rencontrer. D’où un dialogue paradoxal : dialogue muet, parole muette, au sens plein, vide de signification mais plein des possibles du sens – comme un regard, qui scrute, une pure machine à regarder, située dans un espace inassignable ; pas même, peut-être, inquisitrice.
C’est que les images nous regardent depuis un monde étrange, en dialogue avec le nôtre.
Il y a des images dans le monde, il y a des images du monde, et il y a le monde des images. Le monde, c’est l’ensemble des objets sensibles qui nous entourent, ainsi qu’une couche de significations, représentations, images, schèmes perceptifs projetés. C’est la loi de composition des phénomènes en un tout. Dans cet ensemble les images jouent un double rôle paradoxal : elles sont des objets aussi bien que des schèmes. On sait par exemple dans quelle mesure une forme de représentation du monde peut devenir une forme symbolique, modelant, à travers notre façon de percevoir le monde, le rapport que nos entretenons avec lui3. L’histoire de l’art n’est donc pas uniquement le cimetière des utopies artistiques qui se sont succédées, mais aussi et surtout le matériau premier d’une information du regard, résultant de leur sédimentation dans cette mémoire inconsciente qu’est la perception. Historiquement, certaines images deviennent des matrices du regard : plus que de simples représentations, elles jouent le rôle de schèmes d’appréhension pour le visible. L’art transforme le pays en paysage, la nudité en nu : processus d’artialisation4 qui extrait de la banalité du monde des objets utiles (ou non) qui seront destinés à la contemplation, transfiguration du banal en exceptionnel. Tout cela, sans doute, remonte assez loin dans le temps : on se rappelle la sentence galiléenne, réduisant le réel à la mathématique, et notamment la géométrie. Le monde est composé de figures géométriques, dit le savant5. Or cette conception du monde sera le support du développement de la physique contemporaine, et de son grand projet de maitrise scientifico-technique : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature »6. Cette objectivation scientifique du monde concerne, dès le départ, l’humanité aussi bien que les corps inertes : maîtrise des frêles machines de chair que le scientifique et le technicien pourront améliorer. Chimère dont Husserl aura montré les limites théoriques, l’incapacité à saisir ce qui fait la texture la plus intime de l’existence humaine, sa phénoménalité : le « monde de la vie » (Lenbenswelt), que la science telle qu’elle s’est constituée depuis Galilée s’entête à oublier7. La sociologie, bien des années après, reprendra ce mouvement d’objectivation de la réalité humaine, même s’il ne s’agit plus de la rapporter aux mouvements d’une matière ; « considérer les faits sociaux comme des choses » – telle sera la décision méthodologique et inaugurale de la sociologie8. La présence de l’image dans le monde est donc doublement importante : en tant qu’objet circulant, presque omniprésent, et en tant que forme d’appréhension des objets du monde. Franck Eon se livrerait-il à un rappel ironique de cette objectivation du monde, par certains de ses symboles historiques ? La géométrie du panneau de bois renvoyant de manière distanciée aux problèmes et espoirs que la modernité picturale a embrassés, et la présence du professeur de sociologie pouvant, dans ce contexte, fonctionner comme un écho de ce regard objectivant – regard qui pourtant ne produira aucun savoir ici. La question de l’artiste (peintre, vidéaste, collagiste) est alors la suivante : comment faire tenir ensemble tout ça ? Comment faire un monde avec des images, alors que celui qui nous entoure semble déjà diffracté par et dans leur circulation permanente ? C’est une question politique : différences, incompatibilité, et malgré tout, exigence que « ça tienne ». Une silhouette monochrome de Derrick, ou un nu couché faussement naïf, dans les couloirs vides d’un motel allemand inspiré des principes du Bauhaus, avec les champs sociaux que ces images impliquent (bourgeoisie / « classes laborieuses », art / quotidien, etc.) – et tout ça doit faire un monde, fonctionner ensemble sans se déliter. La citation semble pour cela un outil privilégié. Nelson Goodman a montré dans quelle mesure celle-ci pouvait être considérée comme un moyen de production de monde9. Elle tisse des liens entre divers éléments d’un même registre, et dans une certaine mesure, entre éléments appartenant à des registres distincts : citation verbale, citation iconique, citation iconique d’éléments verbaux, etc. Ici, on retrouve des images citationnelles, et l’on pourrait penser de prime abord qu’elles ne font que consolider les liens qui façonnent le microcomse des images artistiques, la sphère de l’art : citation de Currin, d’Herbin, de bien d’autres. On peut voir aussi que ces oeuvres, par leur support, renvoient à d’autres domaines de la réalité sociale, et peuvent être considérée comme des citations de ces images qui nous entourent sans cesse (usage de la vidéo, et des personnages virtuels), de même que des statuts sociaux dont elle est tressée (comme objet d’étude du professeur de sociologie, et comme statut de ce personnage). Enfin, l’élément sans doute le plus important consiste à regarder. On verra que tout l’effort de Franck Eon est tendu vers cet objectif : retrouver un regard plus innocent. Et paradoxalement, un tel objectif implique la géométrie, et un minutieux travail d’enquête. Connaissance du monde et images du monde. Même produire un simple trait implique de passer par tous les recoins du réel que les images nous présentent. Dans une société où l’on sait les liens entre certains projets politiques et un possible fascisme de la ligne droite, où l’on sait que la complexité des existences humaines se plie difficilement à la rigidité de la ligne droite, l’important, c’est encore la géométrie. C’est au fond le seul problème du peintre : comment tracer une ligne, encore et toujours ? Ainsi dans Mason et Dixon10, où pour poser la démarcation entre les Etats abolitionnistes du Nord et les esclavagistes du Sud, les deux héros vont traverser tout la foisonnante et délirante texture de la réalité. D’où la nécessité, pour le peintre, de remettre la tâche de l’abstraction sur le métier, après être passé par tous les recoins du réel, après en avoir récolté toutes les images, en avoir constitué le trésor iconique ; c’est en effet un autre aspect important du travail de Franck Eon : la compilation d’images, la reprise et la déformation de ce matériau accumulé sur ordinateur – grand stock du visible, amassé lentement, sans hiérarchie autre que la puissance des images, où la proximité leur permet de vivre une vie secrète et muette. La géométrie, correctement articulée, pourrait être leur langue. Il y a des images plus importantes que d’autres : on retrouve ici des éléments que Fanck Eon a déjà présentés (couleurs récurrentes, à-plats et dégradés repris d’une sculpture d’Anita Molinero que le peintre a déjà représentée sur toile, professeur de sociologie qui a déjà fait de nombreuses apparitions dans des toiles et des vidéos antérieures, etc.) Le monde qui se constitue au travers de ces citations répétées, ce n’est donc pas celui de l’art, mais c’est celui des images elles mêmes : tout le travail de l’artiste consistera à les libérer de leur contexte initial d’énonciation, pour les rendre à leur vie d’images. Défaire leur usage de signe (cette peinture de femme est un tableau de Currin, situable dans une certaine histoire de ce que l’on appelle l’art), pour les rendre à leur nature (une femme, avec un regard étrange, me scrute, ou regarde au travers de moi, dans l’espace vide). Et cette Stimmung étrange qui se dégage à chaque fois des pièces de Franck Eon, faite d’une sensation de vide, et en même temps de celle d’une présence très forte, s’éclaire : ce qui nous regarde, lorsque l’on est face à ces abstractions étranges, à ces silhouettes découpées sur des espaces neutralisés, à ces ronds et ces ellipses, ce sont les images en tant que telles, libérées de la contrainte de la signification. C’est la spectralité propre à l’image qui est réactivée, soulignée : que se passe-t-il lorsque l’on tourne le dos, que l’on éteint l’écran à la surface duquel le professeur de sociologie vient se coller pour poser sur nous son regard blanc ou appeler John ? Plus encore : quelle vie mène-t-elle lorsqu’elle n’est pas fixée sur la toile ou dans une vidéo ? Qu’advient-il aux couleurs lorsqu’elles ne sont plus visibles, c'est-à-dire, non peintes ?
Certaines images persistent : la lune, vue dans sa pureté au travers de l’oeilleton d’un téléscope, continue sa
vie dans le ciel, anonyme, un portrait de professeur erre fantomatique dans la mémoire, un personnage de série
télévisée allemande marche lentement dans des couloirs vert hôpital, à la recherche d’on ne sait quoi, etc. Ce sont des
matrices du regard : elles informent la manière dont l’artiste pourra se rapporter au réel, le voir, y être sensible. Elles
ne se superposent pas au monde, mais mettent sa matière en forme, en donnant l’idée d’un autre monde, spectral, où
elles errent, sur lequel des lucarnes seraient ouvertes de temps à autre par une toile ou une vidéo. Si la peinture est
une fenêtre ouverte sur le monde, ce n’est pas purement et simplement sur l’extérieur, neutre et objectif, que la
physique cartésienne nomme justement l’étendue ; c’est sur celui, spectral et inaccessible, des images elles-mêmes.
Et en définitive, c’est cela que Franck Eon donne à voir, à travers la multiplicité des supports qu’il utilise : la vie
invisible des images qui ne les quitte pas, et qu’elles continuent de mener, dans notre dos, dans les espaces de temps
qui séparent leur fixation par l’artiste sur un support. Plus que des représentations, ce sont des présences : des icones,
la sacralité en moins. Cette exposition, comme toutes les autres, est donc une occasion de retrouvailles : les images
sont de retour, comme d’un long périple au fond de leur pays invisible, elles nous accueillent. Ne peuvent nous
raconter leurs aventures – muettes – mais leur apparence les laisse deviner ; elles ont le visage de quelqu’un qui a
voyagé longtemps : à travers le monde.
Franck Eon se livre donc à une dé-hiérarchisation et à une multiplication des images, un grand brassage des reflets brisés. Un scepticisme profond, mi-ému mi-amusé, imprègne en effet sa pratique. Impossible de croire en la possibilité, pour un mouvement artistique, de révolutionner de manière définitive l’esthétique – et encore moins la politique, la vie quotidienne des hommes. Il y a une dialectique étrange qui se dessine entre le monde des images artistiques et celles du quotidien, de la banalité. Elles circulent sans cesse, et ne peuvent se laisser fixer définitivement dans un seul domaine : du pays banal au paysage exceptionnel, on retourne au paysage comme environnement quotidien, image omniprésente. De la personne au portrait, puis à la photo d’identité. On passe donc du quotidien à l’art, du banal à l’exceptionnel, de l’usage à la contemplation – et retour. Dans les images populaires auxquelles il se réfère, on a presque l’impression d’une fascination pour le banal, le médiocre – même pas tout à fait kitsch : Futuroscope à Poitiers, ce parc d’attraction se voulant moderne et à la pointe de la technique, presque ringard dès sa sortie ; série policière, mais allemande, aux couleurs ternes et à la lenteur plus adaptée aux fonctions digestives que son horaire de programmation laisse supposer, qu’à la possibilité de tenir en haleine le spectateur, etc. C’est comme si tout ce qui se réclamait de la modernité, du futur, de l’utopie technologique, ne pouvait qu’être ramené à cet anachronisme touchant et un peu ridicule du Futuroscope. Impossible, dans ces conditions de proposer une nouvelle utopie artistique. Alors, que faire ? Simplement jouer avec les références, jongler post-moderne une fois la grande fête de l’Histoire terminée ? L’utopie c’est le non-lieu. L’artiste propose un déplacement : dans ce non-lieu. Vivre dans l’ou-topos des images, dans le non-monde qu’elles impliquent virtuellement, du fait de cette spectralité propre, et que le travail pictural doit manifester, par les rapprochements qui s’imposent. Toute la difficulté est donc là : faire tenir ensemble les images de manière à ce que l’on sente la tonalité affective essentielle de ce non-lieu dans lequel elles baignent. Et le caractère low-fi de certaines vidéo de Franck Eon, le fait qu’elles soient souvent constituées de boucles brèves, la simplicité des volumes et de ses modélisations sont de ce point de vue significatifs : on est comme dans un grand parc d’attraction déserté avant même d’avoir été ouvert au public, où des images errent sans cesse, toute prétention à fonder une humanité nouvelle étant perdue. Franck Eon habite ces lieux, en même temps qu’il est hanté par eux. Mais nulle nostalgie dans tout ça : on pourra voir la beauté de ces espaces pour elle-même, parler une langue faite des débris des rêves modernistes, une langue pour le futur, peut-être. L’utopie, en un sens dérivé, c’est en effet le monde à venir, la promesse d’un univers où les problèmes présents seraient résolus. Dans son grand parc d’attraction à la banalité un peu émouvante et un peu risible, déserté avant même l’ouverture, Franck Eon propose une utopie paradoxale : une utopie de la contemplation, un retour à une plus grande sensibilité aux images, aux objets – au monde. L’utopie d’un regard primitif.
Tout l’enjeu est donc de libérer les images par le moyen de la prolifération, de la citation, reprise, répétition. Mais, libérant les images, l’artiste se libère aussi du poids d’une certaine tradition. La libération des images est aussi la libération du peintre, et inversement. Au fond, la tache est très pragmatique : réapprendre à regarder la couleur jaune, le rouge, etc. Supporter le regard d’une femme en blouse blanche, de Derrick, le regard du Futuroscope même. Savoir de nouveau voir, dans le système de hiérarchies que l’on nomme la culture, ce sur quoi l’on ferme généralement les yeux. Remettre tout à plat, et faire coexsiter toutes ces images, indépendamment de leur provenance, sans pour autant considérer que toutes se valent : certaines sont plus puissantes que d’autres, et cette puissance se manifeste dans leur capacité à mettre en forme le regard. Il s’agit donc de rien moins que de réapprendre à regarder et à peindre – à ce niveau c’est la même chose. Mettre de côté les hiérarchies établies au sein du visible, pour pouvoir à nouveau réellement voir. Et pour cela, rendre la vie aux images, apprendre à déceler celle qu’elles ont en propre. Peindre comme un primitif, cela ne signifie donc pas uniquement retrouver une sorte d’innocence propre aux peintres du début de la Renaissance, reprendre ce geste de liberté relative gagnée par rapport à la religion, notamment en se référant à la tradition antique, c’est surtout faire l’aufhebung de la tradition moderne et de ce qui l’a suivie, la dépasser de l’intérieur. C’est, en définitive, sortir de l’histoire : être primitif aujourd’hui, être capable de peindre le monde comme si l’on ne l’avait jamais vu, comme si des images et tout une tradition ne s’étaient pas intercalés entre nous et le monde ; mais aussi, prendre ces images pour ce qu’elles sont : des présences, des matrices visuelles. Ne pas en être dupe, tout en continuant d’y être sensible. Cela signifie : les recevoir comme des présences, comme l’incarnation temporaire et partielle d’une chose qui continue sa vie invisible en dehors des toiles et des vidéos : elles sont des puissances, elles ont une chair immatérielle, et comme telles, elles agissent. L’image vit : existence spectrale dans les limbes de l’invisible, qui ne l’empêche pas de produire des effets dans le réel. Toute peinture reprend l’histoire depuis le début. En art, et sans doute comme dans tout le reste, il n’existe pas de progrès cumulatif. En art sans doute moins encore qu’ailleurs, dans la mesure où le monde à représenter change sans cesse, où les images qui le composent et le représentent à la fois se multiplient, et continuent leur vie, en dehors de ces moments où elles se laissent fixer sur un support. C’est comme si l’on progressait par hasard, comme si le fait de mettre au point une solution faisait reculer le moment où l’on pourrait atteindre la solution ; comme le dit Merleau-Ponty : « la trouvaille est ce qui appelle d’autres recherches »11. Franck Eon procède lentement, et ses trouvailles ne prétendent pas tout renouveler : il est bien trop conscient du fait que l’on ne peut que reprendre les pistes creusées par la tradition, sans pour autant s’enfoncer dans les mêmes ornières que celles tracées par la modernité. L’histoire de cette dernière a souvent été une suite de coups d’essai pour trouver la formule finale, le langage qui ne sera plus supplanté – jusqu’à la tentation du mutisme, parfois. Mais à chaque fois le hasard gagne, et il faut continuer : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent – étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre. » Toujours le même ouvrage sur le métier : Franck Eon sait qu’il est impossible au peintre de vivre sans dire les images et le monde, mais il sait aussi très bien que l’image dernière est une chimère – il faut sans cesse reprendre les tentatives de l’histoire, pour semer, sur la route, quelques toiles qui nous permettent de défaire les mailles du regard que nous a laissé la tradition, et retrouver un regard plus innocent. Le travail de Franck Eon consiste en une telle suite de lancés de dés, qui reprend toutes les mises de l’histoire, celle de l’art et du visible profane, pour tenter une nouvelle combinaison : à chaque fois, c’est l’abstraction, la peinture flamande, Currin, Derrick et le Futuroscope, Herbin et les motels miteux du bord de route qui se rassemblent pour composer de nouvelles peintures ou vidéos, comme autant de nouvelles incarnation des images. Et à chaque fois, il faut tout oublier, et tout reprendre dans le même geste. A la fin, c’est le monde qui se trouve recomposé, et notre regard, reconfiguré : les images tournent, les objets et les personnages, les paroles changent de bouche. Grand manège déglingué. A les voir tourner comme ça, on sent parfois comme un vertige. Guillaume Condello
1 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Ière partie, Chap. I, §1 |
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