Annuaire gratuit Référencement Achat tableaux peintures Expositions Médias Bio Série Afrique Série Paysage Jack the Ripper Roswell Ali Baba Vache folle Aquarelles Encres Vénus Saint georges Restaurants Rats | ||||||||||
Manet, inventeur du Moderne |
|||
Musée d'Orsay, ParisExposition du 5 avril - 17 juillet 2011Article de Référence : exposition Manet, inventeur du Moderne, Musée d'Orsay, Paris, 2011.
Depuis 1983, date de la mémorable rétrospective que Françoise Cachin et Charles S. Moffett lui consacrèrent, Edouard Manet n'avait fait l'objet d'aucune manifestation d'ensemble en France. Or la trentaine d'années qui nous en séparent ont été très riches en recherches et réflexions utiles. On ne peut plus approcher la « modernité » du peintre hors d'une démarche globale, qui prenne en compte la diversité de l'oeuvre, la flexibilité de sa trajectoire et son rapport toujours actif au temps qui fut le sien. « L'homme du monde », que Zola saluait en 1867, est un « peintre dans le monde ». Poétique et politique, dans tous les sens que ce républicain donnait au mot, vont de pair. D'une certaine manière, l'exposition est née d'un tableau, L'Hommage à Delacroix, que Fantin-Latour, un an après la disparition du grand aîné, montra au Salon de 1864. On y voit Manet en bonne compagnie, dressé entre Champfleury et Baudelaire. D'un côté, l'homme de Courbet ; de l'autre, le champion de Delacroix. Manet serait ce trouble-fête qui conjugua réalisme et romantisme, brouilla les cartes : l'hypothèse de Fantin-Latour ne demandait qu'à s'étayer. C'est ce que se proposent les neuf sections du parcours en arrachant Manet aux postérités douteuses. Le père putatif de l'impressionnisme ou de la « peinture pure » relève désormais des vieilles lunes.
La fulgurance de Manet après 1860, son évolution constante jusqu’en 1883, de
l'hispanisme militant au naturalisme déviant, sa détermination à révolutionner la
peinture d'histoire dans l'espace public où elle prend son sens, voilà des
perspectives plus ajustées à l’inventeur du « Moderne ». Moderne, Manet l’est par
sa façon de fixer la vie présente « grandeur nature », de rajeunir l'arsenal des vieux
maîtres et d'exploiter les ressources d'une époque où la circulation et le marché des
images se redéfinissent en profondeur. Abonné au Salon, coûte que coûte, le
Delacroix de la « nouvelle peinture » n’aura eu qu’un ennemi, la routine des formes
et la banalisation du sens.
Pour mieux exalter sa radicalité, les premiers défenseurs de Manet l'ont coupé de ses racines. Il n’aurait donc rien appris chez Thomas Couture, le peintre des Romains de la décadence, et rien retenu d'un enseignement qui dura près de six ans (fin 1849 - début 1856) ! Après avoir échoué à intégrer Navale, le jeune Manet intègre pourtant avec enthousiasme cet atelier en vue. On tient alors Couture pour l'héritier de Véronèse et de Rubens, voire de Ribera et de Géricault, en plus académique... L’ami de Michelet, en outre, est l’un des peintres officiels de la Seconde République. Au moment où Manet le rejoint, Couture s'échine à boucler une grande page patriotique, L'Enrôlement des volontaires de 1792, dont la verve réaliste électrise davantage les études préparatoires. Manet se montre également sensible à la franchise synthétique du portraitiste. Évidemment, Couture n’est pas tout. Les copies d'après Delacroix et L’Enfant à l'épée, tourné vers Velázquez, laissent deviner d'autres appétits.
Manet et Baudelaire font connaissance vers 1860. Et une « vive sympathie » les rapproche jusqu'à la mort du poète des Fleurs du mal. Depuis ses premiers articles sur le Salon, Baudelaire travaille à convertir le romantisme en modernité, qui serait aux arts visuels ce que Balzac avait été au roman. Peu importe que Baudelaire n'ait pas reconnu ouvertement en Manet « le peintre de la vie moderne », pour user de la formule qu'il appliqua au dessinateur de presse Constantin Guys. Dès que Victorine Meurent surgit dans ses tableaux, chanteuse déclassée ici ou baigneuse impudique, l'auteur du Déjeuner sur l'herbe trouve le moyen de parler au présent, et de mêler au prosaïsme neuf de ses sujets l'instantanéité de la photographie et la profondeur de l'ancienne peinture... Un imaginaire, voire un certain graphisme, lie enfin le peintre et le poète. Des danseuses espagnoles et de la femme damnée aux reines de la nuit, la continuité se passe de commentaire, et poursuivra longtemps « le peintre au chat noir ».
Dès1864, un an après le Salon des refusés, nouveau choc, plus métaphysique : Manet expose Les Anges au tombeau du Christ, et bouscule les usages saintsulpiciens. Ses modèles viennent d'Italie (Fra Angelico, Andrea del Sarto) ou d'Espagne (Greco, Velázquez, Goya), à l'instar du peintre Legros, rival précoce. Baudelaire, de culture catholique comme eux, soutient leurs efforts dans un genre plus contrôlé que le nu féminin. En 1859, parlant de Delacroix, le poète avait pu écrire que « la religion étant la plus haute fiction de l'esprit humain [...], elle réclame de ceux qui se vouent à l'expression de ses actes et de ses sentiments l'imagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus. » Manet, l'ami de l'abbé Hurel, a relevé ce défi : réinventer, et non restaurer, l'art sacré. Sans être un pilier d’église, le peintre d'Olympia n'en respecte pas moins les droits imprescriptibles de la foi individuelle et l'enseignement des Évangiles. Le XXe siècle finira par suspecter cette poussée religieuse et l’oublier…
Après l'échec de ses envois au Salon de 1865, le Christ insulté et Olympia, Manet prend la route de l'Espagne pour la première fois. Le but essentiel, ce sont les Velázquez du Prado. La confrontation directe avec les maîtres du Siècle d’or, Greco et Goya compris, - pour ne pas parler des trésors italiens de Madrid, sera à effets multiples. Zola, dès 1866, alors que le Fifre est rejeté par le jury du Salon, note l'étonnante alliance de sobriété et d'énergie qui se dégage des toiles réalisées après le retour du peintre. En fait d'âpreté et de tension dramatique, L'Homme mort atteint un sommet qui n'a pas d'égal. Il s'agit, par ailleurs, du fragment d'une scène de corrida que Manet a découpée autour de 1865. Ce n’est pas un cas isolé. Insatisfaction, ou volonté d'intensifier la puissance visuelle des tableaux, le choix n'est pas anodin au regard des reproches de la presse. A défaut de composer plus sagement, Manet fragmente, télescope et réactive la perception. Ses scènes de turf en acquièrent un nerf sans précédent.
La formule vient de Baudelaire, elle dit le jeu du désir et de la frustration qui traverse
la série des portraits de Berthe Morisot qu'inaugure Le Balcon au Salon de 1869. Le
modèle, une jeune femme des meilleurs milieux où elle trouve mal sa place, un
peintre aussi, futur membre actif du « groupe impressionniste », a très bien parlé de
ce tableau qui se souvient de Guys et de Goya : « Ses peintures produisent comme
toujours l’impression d’un fruit sauvage ou même un peu vert. Elles sont loin de me
déplaire. » Le Balcon trouble par son espace suspendu, ses contrastes de couleur,
son mystère et surtout le silence obstiné des trois protagonistes qui s’ignorent et
jettent sur l’extérieur un regard désabusé ou presque fatal. Aux côtés de Berthe
Morisot, gravure de mode rattrapée par sa mélancolie, Manet a représenté la
violoniste Fanny Claus et le paysagiste Antoine Guillemet. Jusqu'en 1874, année où
elle épouse l'un de ses frères, le peintre flirte avec ses métamorphoses. Signe que
son art rend instable et donc visible la frontière illusoire entre réalisme et fiction.
En mai 1874, Manet s'est tenu à l'écart de la première exposition des « impressionnistes », selon le mot d’un critique railleur. Certains, tel Degas, le déplorent et parlent de désertion. La presse s’en étonne. Le peintre du Déjeuner sur l’herbe, supposé champion du pleinairisme, passait alors pour le « chef » de la bande... Reste que le langage de Manet a évolué depuis la fin de la guerre francoprussienne et de la Commune, deux événements qui l’ont touché de très près. Palette plus claire et écriture plus vibrante. On aurait tort de les expliquer par la seule influence de ses amis Monet et Renoir. Cette libération chromatique et formelle s’est fait jour, dès le milieu des années 1860, à travers ses marines les plus sobres, et les plus proches de Whistler. Plutôt que d’adopter l’esthétique émergente, Manet va l’adapter à ses visées, dont le Salon reste le lieu idéal. En ces années-là, Mallarmé, qui fréquente le salon de Nina de Callias comme lui, entre dans son cercle et dans son art. Deux livres illustrés, entre fantaisie et fantastique, soudent une amitié que seule la mort brisera.
Le virage fut d’abord politique après l’élection de Jules Grévy. Le Salon change d’atmosphère aussi. Cette situation nouvelle va précipiter l’évolution de Manet, forme et fond. Chez le Père Lathuille, qui enchante Huysmans en 1880, échappe à l’éthique démonstrative des romans de Zola, qui ont beaucoup plu à Manet. Lui pourtant n’a jamais prétendu jugé de haut les moeurs contemporaines. Mais il n’en a pas moins cultivé ses relations avec le milieu de l’éditeur Charpentier, que le succès a enrichi au point de pouvoir lancer la Vie moderne. C’est à la fois une revue illustrée et une galerie, ouvertes toutes deux à la nouvelle peinture, Renoir, Monet et Manet lui-même. En avril 1880, ce dernier y réunit une vingtaine de tableaux et de pastels. Autant qu'un bilan, comme le Portrait de Constantin Guys l'atteste, c’est une sorte de petit manifeste. La forte présence de scènes de brasseries et de music-hall frappa les contemporains, autant que le froufrou des mondaines et demi-mondaines : Manet se montrait là se « sous un jour tout nouveau comme peintre de femmes élégantes » (Philippe Burty).
Bien qu'assez nombreuses, un cinquième de l'oeuvre entier, les natures mortes n'ont pas eu pour Manet la valeur qu'on leur prête aujourd'hui, sous l'emprise d'un relativisme absurde, qui n'accorde guère plus d'importance à Olympia qu'à la première asperge magnifiée par l'artiste. En vérité, il aurait bondi devant notre indifférence aux catégories, souples mais constantes, qui gouvernent sa production : le primat du sens, l'impact sur l'imagination et l'impératif de la composition. Les meilleures natures mortes de Manet se font une place modeste au sein de cette hiérarchie. Leur raison d'être fut d'abord matérielle. Tant que ses tableaux de figures ne se vendirent pas, il multiplia les fleurs, les fruits et les « tables servies ». Plus que la virtuosité décorative, hommage direct aux vieux maîtres, ou l'intrusion savoureuse de l'accidentel, c'est la dramatisation qui les sauve de la banalité. Autour de 1880, cadrages et toiles se resserrent. Dépouillement maximum, bref éclat de fraîcheur en pleine pâte. Les petits riens, dont souriait le peintre, accédaient à une vraie plénitude.
Manet a toujours agi en peintre d’histoire, en peintre « universel », par ambition et
souci de coller à l’actualité politique. La première oeuvre qu’il ait présentée sous son
nom, en 1860, est un portrait-charge d'Émile Ollivier, publié dans Diogène, un
journal libéral et anticlérical. Cet ami de la famille Manet, un jeune avocat et député
républicain, nous rappelle que son milieu tient à l’opposition sous le Second Empire.
Qu'Édouard ait ensuite brossé plusieurs tableaux contestataires, du Combat du
Kearsarge à l'Exécution de Maximilien, n‘a rien pour surprendre. L’arrivée des
radicaux au pouvoir, en 1879, lui donna un dernier coup de fouet. Projets de décors
et portraits signent son engagement. Dès l'instauration du 14 juillet et l'amnistie des
Communards, il se décide à rendre hommage à un « rouge ». Ce dont Monet se fait
l’écho, en décembre 1880 : « J'ai vu Manet, assez bien portant, très occupé d'un
projet de tableau à sensation pour le Salon, l'évasion de Rochefort dans un canot en
pleine mer». Destiné au Salon, la toile inachevée fut à la fois sa Barque de Dante et
son Radeau de la Méduse.
|
|||