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Fabrice Gygi |
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Fabrice Gygi fait partie des artistes suisses de renommée internationale.
Les performances, objets et installations de Fabrice Gygi réagissent de manière polysémique et déroutante à des contextes situationnels donnés.
Pour la Biennale de Venise 2009, Gygi monte à San Stae une installation qui
rappelle qu’une église est un lieu qui renferme à la fois des valeurs spirituelles et des valeurs matérielles, en temps normal comme en temps de crise..
"Fabrice Gygi, L’espace monotrème" par Christophe Kihm, Paris
En entrant dans l’église San Stae, le visiteur de la biennale de Venise fera une expérience. Une structure ouverte, posée au sol, constituée d’armoires et de grilles en fer, délimitera son parcours dans l’espace et mobilisera son regard (il pourra la contourner, la longer, la traverser, la regarder depuis différents points…). Cette structure occupe le centre géométrique de l’édifice. Elle le recentre et le décentre, provisoirement, en marquant physiquement et en rejouant symboliquement ses termes. C’est un lieu de stockage, en attente à la fois d’objets qui le remplissent et d’individus qui les classent ou les manipulent. C’est un lieu mobile et mobilisable, actuel dans sa présence et potentiel dans son usage.
Tels sont, livrés comme à leur état brut, les points cardinaux de l’expérience proposée au spectateur. Cette dernière ne se limitera certainement pas à la répétition de ce repérage. Elle prendra une toute autre tournure dès lors qu’opèrera le piège de l’espace "monotrème", ce type d’espace singulier que l’artiste n’a eu de cesse de construire et de développer dans son travail.
Fabrice Gygi a inscrit ses premiers pas en art dans ceux d’un animal étrange au regard de sa place au sein des espèces. En 1994, il produit ainsi la dernière planche de la série de gravures Psycopompe, qui représente un ornithorynque stylisé avec quatre pattes proéminentes : "J’utilisais ce motif à l’École des arts décoratifs comme une signature. Cet animal me faisait office, dans une relation à la fois d’identification et d’échange, de signe du zodiaque. C’est une créature issue de la famille des monotrèmes qui fait le lien entre l’oiseau et le mammifère. Elle pond des oeufs, mais allaite ses petits". De sorte qu’entre "motif" et "signature", "échange" et "identification", fut immédiatement mobilisé dans sa pratique et dans son oeuvre un espace physique et symbolique, que l’on pourrait qualifier à son tour de "monotrème. Dans cet espace sont mis en tension les qualités de deux ordres séparés ou contradictoires, c’est un lieu transitionnel où se réalise une relation d’échange entre un ordre et un autre, d’où émane une anomalie, perturbant catégories, répertoires et repères.
Une première opération précise ce processus de création et l’oriente sur un plan formel : "Retranscrire les choses observées dans le monde", dans un souci de "réalisme". Pour construire ses objets et leur donner forme, l’artiste engage donc transcriptions et reports, mais il procède aussi à la "transformation" et à l’ "amélioration" d’éléments préexistants, par "simplification" et "caricature". Cette exigence réaliste implique l’observation et l’expérience selon les lois d’un déplacement : les oeuvres de Fabrice Gygi sont issues du monde, elles gardent l’empreinte d’autres objets qui, transformés par différentes opérations d’ajouts et de retraits (matériels, formels, symboliques), reviennent au monde, porteurs de nouvelles propositions d’actions, de nouvelles promesses de gestes et de nouvelles possibilités d'expériences. Ces expériences sont associées à l’ex cursion, à la marche, au combat, à des conditions extrêmes où l’appréhension de la réalité est liée à l’effort, à l’épreuve et où le réalisme est subordonné à un contexte hostile et à un état limite. Mais ces déplacements ne sont pas exclusivement physiques, ils concernent les signes et appliquent des torsions, des ajouts et des dérivations à des objets qui peuplent le monde : gain de puissance et d’efficacité qui améliorent un ordinaire, polysémie et multifonctionnalité qui complexifient, neutralisation qui interroge et inquiète.
Ce jeu sur les signes touche leurs signifiés et leurs signifiants. On passera, par exemple, avec Fabrice Gygi, du camping au campement, puis du campement au camp ; les attributs d’une cour de jeu pourront devenir ceux d’une cour de prison et encore, observant d’autres modes de dérivation, un objet de secours pourra se transformer en arme de combat.
Mais, toujours, de l’observation à la transformation, s’opèreront un passage et un échange qui, sur un plan technique (montable / démontable, gonflable / dégonflable), physique (mobile / immobile), politique (libertaire / autoritaire) ou moral (émancipateur / sécuritaire), marqueront un nouvel état des choses… Deux faces opposées se combineront dans l’extension des formes et la permutabilité des fonctions : "l’espace monotrème" creusera ainsi son trou, soumettant la réunion d’éléments contradictoires à des principes d’équivalence, sur tous les plans.
Les objets observés par Fabrice Gygi reviennent donc au monde après avoir subi un ensemble de transformations pour "faire signe", pour signaler quelque chose. Ce sont des équipements de survie, de protection, des armes, des outils, des formes qui préviennent d’un danger ou d’une menace, qui manifestent une position d’autorité et / ou de détresse.
L’exigence de réalisme formulée par l’artiste implique donc une relation de tension maximale entre l’ordre du discours (l’organisation des signes de manière à constituer une sorte de signalétique) et l’ordre de l’action (la fonctionnalité contrariée des objets, mais aussi leur attente d’un possible événement à venir). Or, si la protection est une agression, si la sécurité est un enfermement, si le mot de passe est un mot d’ordre, alors, le champ de force produit par la mise en tension des contraires tient un équilibre aussi précaire que précis, menaçant, prêt à rompre ou à exploser à tout instant. Le réalisme de Fabrice Gygi naît de l’amplification des contradictions et de l’exaltation des tensions : il est amené, au sein de l’espace "monotrème" ouvert à la réunion des contraires, à se produire dans une dimension allégorique.
Fabrice Gygi produit des objets, mais il produit également des lieux de stockage et de rangement au sein desquels des objets pourraient être classés ou déposés, ainsi que l’oeuvre présentée dans l’église San Stae en fixe une configuration et un agencement possibles. La fonction de ces meubles est flottante, au point où l’on doit considérer qu’ils peuvent à la fois enfermer, stocker, protéger, cacher, interdire, restreindre, accueillir… des objets mais aussi des individus… et quel serait alors la menace ou la crainte, le danger ou la catastrophe, le désir ou la volonté qui en motiverait l’usage ? Questions ouvertes et mises en perspective par la résonance de ce lieu de stockage avec l’espace au sein duquel il s’inscrit, à savoir une église.
Car cette relation d’un lieu à l’autre s’effectue bien en termes d’échange, de transfert de qualités où le stockage devient marqueur et nouveau centre d’une église qui, à rebours, détermine ses conditions de présence et de lisibilité (en tant que lieu culturel et cultuel, historique et social). Cette double contrainte participe pleinement de la mise en tension opérée par la proposition de l’artiste, manière de déterminer une "place" à l’objet produit (en tant qu’il inscrit de nouvelles bornes et de nouveaux repères), mais aussi d’arrêter son mode d’apparition, de présentation et de présence, dans son rapport à un autre (l’ordre du stockage et celui de l’église).
C’est dans cette réunion de l’Un et de l’Autre que se détermine la qualité "monotrème" de l’espace où l’expérience
du spectateur sera amenée à se préciser. L’ambivalence portée par cet espace ne fait que prolonger celle
des objets qui le configurent et l’aménagent (les meubles de stockage en attente, en veille, leurs qualités contradictoires
charriant d’innombrables questions, reliées à de nombreux événements potentiels). Cette ambivalence
est le moteur de l’inquiétude propre à l’expérience de ces lieux : elle repose avant tout sur le brouillage des
valeurs produit par la mise en force de puissances contraires. Lorsque ce qui informe est également ce qui déforme,
un malaise s’installe, et l’équilibre produit libère une profonde ambiguïté. Le regard est agressé, mais le
malaise est critique : en quoi l’espace monotrème de Fabrice Gygi est également un piège moral.