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John Baldessari
"From Life"

Carré d'Art - Musée d'art contemporain de Nîmes - 2006


Carré d’art – Musée d’art contemporain de Nîmes organise du 19 octobre 2005 au 8 janvier 2006, une exposition consacrée à l’artiste américain John Baldessari.

John Baldessari
John Baldessari - The Duress Series : Person Climbing Exterior Wall of Tall Building/Person on Ledge of Tall Building/Person on Girders of Unfinished Tall Building, 2003 - Collection Ringier, Suisse/Switzerland. Court. Mai 36 Galerie, Zurich

A travers un large corpus d'oeuvres (plus d'une cinquantaine) dont certaines itinérant pour la première fois (comme l'ensemble Vices and Virtues, 1980), l’exposition fait place tant aux premières expériences picturales à partir de 1962, qu’aux travaux basés sur le langage et l’indexation du réel. Les "leçons d’art" comme les vidéos, présentées en programmes thématiques, sont autant de questions posées à l’art conceptuel et à la pratique artistique, aux règles et aux canons de tous ordres. Deux salles proposent une sélection de films. Succédant aux oeuvres des années 70 basées sur le réemploi de photos de films de série B ou d’images de séries télévisées, à partir de 1985, les oeuvres de plus grand format se déploient dans l’espace. Ouvertes au mouvement, à la fiction et à l’allégorie, elles poursuivent le travail sur la naissance du sens à partir de la déconstruction de l’image, du montage et de l’hybridation. Le questionnement de la peinture, entre tradition et trahison, le détournement des techniques de montage et le jeu avec les lignes de construction, se déploient dans les magistrales séries des années 90 qui instaurent un rapport nouveau à l'architecture des toiles.

Le parcours de l'exposition rend compte de cette richesse et de son évolution à travers les 6 galeries qui occupent l'espace supérieur de Carré d'art (1000 m2). Les chapitres de cette histoire sont à lire comme un scénario à tiroir qui met en lumière les axes principaux du travail. Dès l'entrée, trois travaux récents mettent en lumière le thème principal de l'exposition: l'effet cinéma et la peinture. Au-dessus des escaliers menant à la deuxième section, une projection permanente sur le mur fera percevoir un travail continu, infini: peindre. Questionnant l'image, l'espace, les mots, le processus, Six Colorful Inside Jobs, 1977, est l'image symptomatique d'une créativité qui a toujours su se remettre en cause.

Dès le hall, trois oeuvres récentes offrent une vision des trois directions fortes du travail. L'effet cinéma, et l'utilisation de photogrammes, la scansion filmique et la dynamique des images, se trouvent dans Five Yellow Divisions: With Persons (Black and White), 2004.

Model (Drawn from Life), 2000, qui a inspiré le titre de l'exposition, est une oeuvre de très grandes dimensions montrée pour la première fois en France. Elle illustre le travail de découpe et de montage, ainsi que la construction architectonique proche du retable, d’une oeuvre où le rapport à la figure est sans cesse contrarié par l'oblitération des visages. Le questionnement de la peinture, dans un jeu d'amour-haine, est un fil rouge de l'exposition. Dans Blockage (Yellow) With Person (Black), and Hippopotami (Blue and Red), appartenant à une toute nouvelle série, le jeu des formes géométriques et des trois couleurs primaires se combine au travail sur les différentes épaisseurs qui déjouent nos repères de lecture habituelle.

Baldessari est un grand peintre qui a trouvé d'autres moyens pour continuer la peinture dans le champ élargi de l'image-mouvement. Le film vidéo Six Colorful Jobs, diffusé en boucle sur le mur d'accueil du musée marque cette direction.

L'affrontement à la peinture comme histoire commence au début des années 60, et ce déjà dans un jeu avec l'imagerie de masse, la publicité. Certaines peintures réalisées sur des affiches publicitaires, intégrent un lettrage et un tramage spécifique.

Dès la première salle apparaît une mise en cause du pittoresque traditionnel. Les premières peintures combinent les images trouvées, un certain écho du Surréalisme et du Dadaïsme, avec des éléments pris de l'imagerie de masse. Les fonds d'affiches aux trames agrandies, les lettrages sous-jacents ou apparents, sont autant d'éléments de langage qui devinrent récurrents par la suite. L'intérêt pour les points, issus de cette trame générique, présente dans les sérigraphies, va grandir peu à peu jusqu'aux séries des années 80.

Baldessari
John Baldessari - Emma and Freud, 1984 Collection particulière, Graz /Private Collection, Graz

L'esthétique Pop issue de l'urbanisme américain (réseau d'autoroutes cadré par le pare brise d’une voiture), dénote une nouvelle relation au paysage que le cinéma illustre. La prise de vue photographique devient un moyen privilégié pour rendre compte de cette scansion. En se libérant de la représentation conventionnelle, John Baldessari explore le réel avec de nouveaux moyens: de Bird #1 jusqu'à The Back of All the Trucks. Les "leçons d'art", thème que l'on retrouve dans certains films (cf programme n°1) prennent place dans un contexte d'investigation des limites de ce qui est accepté comme "art". Les conventions, règles et modèles sont explorés jusqu'à leurs limites. C'est le cas aussi pour la série des Commissionned Paintings, commandée à des peintres à partir de photos de Baldessari, qui interrogent le statut de l'auteur, la production en série et la culture populaire. John Baldessari explore la création comme information, et notamment en utilisant les textes de Clement Greenberg et Barbara Rose, puissants critiques new yorkais qui défendent l'un l'expressionisme abstrait, l'autre "l’ABC Art" et autre "Minimalisme". Suppose it is true after all? demande un des premiers tableaux de cette période.

La mise en doute de la validité picturale conduit Baldessari à la destruction massive de ses oeuvres peintes dans The Cremation Project, 1970. Plus qu'un geste, cet événement marque un tournant décisif à la fois dans l'oeuvre de l'artiste et pour l'art conceptuel californien. Si Baldessari fut mis de côté comme beaucoup d'artistes de l'ouest par la critique de New York dont l'hégémonie s’affirme jusqu'au début des années 90, c'est en partie à cause d'une confusion de Joseph Kosuth. Ils mènent des investigations très proches, mais le premier rejettera le second pour être "trop cartoonist". Au reste, l'enseignement de John Baldessari va transformer Cal Arts, école créée par les studios Walt Disney pour leurs besoins, en une véritable pépinière pour les générations d'artistes qui marquèrent la scène internationale : de Robert Longo à Jack Goldstein, de Matt Mullican à Christopher Williams, jusqu'à Mike Kelley, Cindy Sherman ou encore Garry Simmons pour ne citer qu'eux.

John Baldessari développe au début des années 70 des séries photographiques qui procèdent comme des scénarios dont le coupable est à chercher du côté de l'erreur. Déjouant systématiquement les conventions de l'art, John Baldessari pousse les limites de celui-ci du côté du cinéma. Le criminel n'étant autre que lui-même, il se fait même dessiner par un policier qui compose son portrait-robot. Dessin, son, vidéo, texte, autant de medias qui seront exploités jusqu'à leur limites, celles du "cliché". Le modèle est répété jusqu'à ce qu'il devienne une image singulière. Le corps humain devient l'axe géométrique.

Commencent alors des explorations dans les différents procédés du cinéma: montage, découpage, collage, séquences. Une "suspension de croyance" commence à pointer au milieu des années 70, qui trouvera son développement dans les grands formats des années 80. "Très tôt, j'ai commencé à collecter des photos de films. Je me suis vite aperçu que les neuf dixièmes de ces photos représentaient des scènes de violence: des morts, des bagarres au pistolet, des blessés, des règlements de compte… Je n'avais jamais réalisé à quel point la violence fait partie intégrante du langage cinématographique. Ces images n'avaient rien à voir avec la réalité! J'ai commencé à les organiser dans des compositions très classiques jusqu'à ce qu'elles perdent leur violence."

Le sens est donné par le mouvement cinématographique (Directional Piece), la violence de la scansion spatiale évoque le montage alterné d'Eisenstein (Violent Space Series). Un clin d'oeil à Malevitch nous rappelle l'apport révolutionnaire de la nouvelle objectivité et du suprématisme. Cela passe par le cadrage (plongée-contre plongée), issu des procédés photographiques, ou bien des recherches sur les théories des couleurs. De la photographie comme "art moyen" au cinéma comme "art du commun", John Baldessari explore et expérimente les textures, les moyens de fabrication. Il expérimente le réel où chaque action donne naissance à une image. Cinéma et peinture commencent à raconter une histoire commune.

Les oeuvres se construisent comme des scénarios. Sérialité, reprise du même élément, scansion, autant de recettes empruntées à l’"industrie" cinématographique. Jouant sur la digression (Tristram Shandy ou Don Quichotte sont les oeuvres littéraires préférées de Baldessari) et les récits fallacieux, Baldessari aime conduire le regardeur-lecteur sur des sentiers où il s'égare. Un peu comme dans une histoire de détective, le cheminement est aussi savoureux que la fin de l'énigme. Avec les Violent Space Series, se met en place une dialectique entre les procédés formels de découpage et de montage, relevant du cinéma, et les procédés formels picturaux modernes. L'art de l'image trouvée recyclée se combine à celui de l'assemblage dont le sens, suspendu, est différé "hors champ". Life's Balance ou Elephant reprennent les procédés mis en place au milieu des années 70, de façon plus "statique". Baldessari parvient alors à cet état d'au-delà du désir dont il parle à propos de Joyce, c'est à dire des oeuvres qui font la synthèse entre l'arrêt sur image (film still) et la construction structurée comme une histoire (parabole). L'image prélevée de son contexte originel permet au spectateur d'apporter sa propre charge émotionnelle. A partir du milieu des années 80, le masquage et le jeu avec des éléments architecturaux dans les pièces, inaugure une nouvelle impulsion. L'oblitération des figures et les découpes colorées proviennent de l’expérience faite par Baldessari lors d’une séance de cinéma quand une personne se levant avant la fin s’est découpée sur l’écran un court instant. L'ambiguïté des formes découpées rejoint celle des ombres portées. Cette suspension de croyance, ce doute face aux images est à rapprocher de la théorie des rêves de Freud, selon lequel l'évidence première d'une image de rêve peut se révéler contraire (cf le cordon téléphonique de Life 's Balance).

La représentation, filtrée par les films de série B et mise en doute par le cinéma, fait retour comme un fantôme. Symboles, allégories, métaphores, autant d'outils qui, une fois dépoussiérés reviennent en force, filtrés par les icônes modernes. La très belle série des Vices and Virtues, présentée de façon exceptionnelle ici, en atteste. De même, les Tetrad Series ou encore Emma et Freud. Les années 80 marquent le retour de l'image dans sa puissance fantasmagorique, mais sa fragilisation par la fiction. La technique d'oblitération a fait ses preuves et c'est désormais la peinture qui met en doute la photographie. Vanités et fumées rejoignent les fantasmes du cinéma. Une série d'oeuvres portant sur des choses non tangibles, comme la fumée, l'eau, la poussière, tous éléments fluides, incertains, non identifiables, soulage le spectateur. Il ne s'identifie pas à ce qui est donné à voir, la symbolique est immédiate et exerce sa fonction libératrice. Embed Series: Four Cigarettes Dreams, 1973, Vanitas Series: Hair and Bubbles/Cool (Short Depth of Field), Bubbles, 1981 sont des exemples de cette récurrence du symbole.

Des oeuvres de grandes dimensions, réunies pour la première fois, montrent toute la puissance créative de John Baldessari. Le format est souvent celui de la "grande machine", peinture d'histoire. Le travail de découpe (Flying Saucers, Various Figures), le clin d'oeil au cinéma burlesque (The Duress Series) ou encore la construction architecturale par la peinture (Planets, Upward Fall…) sont autant de magistrales démonstrations d'une maîtrise technique et d'une maturité exemplaire. Photographie, cinéma et peinture ne sont plus ennemies mais fabriquent ensemble de nouveaux sens possibles. Continuant sa recherche symbolique avec une maîtrise consommée des techniques de montage, John Baldessari explore la triade freudienne du surmoi, du moi et du ça. Pour Coosje Van Bruggen, qui fut la première à écrire un ouvrage important sur ce travail (éd. Rizzoli, 1990), les trois éléments que sont le cuivre, l'argent et l'or qui teintent les photos noir et blanc extraites de films, en sont la contrepartie. Pour elle, la symbolique alchimique de purification est ici à l'oeuvre. Une lecture plus descriptive de Upward Fall évoque aussi le jeu architectural qui induit des obliques et une référence évidente à la Nouvelle Objectivité. On pensera par exemple à l'oeuvre de Moholy-Nagy, avec l'utilisation des "plongées" et "contre plongées".

La construction contradictoire et le jeu de mot du titre (d'après l'expression "failing upward", qui désigne une promotion qui cache la réalité d'une "mise au placard"), illustre bien la simultanéité des opposés. Montée, descente ne semblent plus avoir de différence dans ce jeu d'inversion proche de ce que Freud décrit pour le rêve, état de "réconciliation des contraires". De même Elephant, 1987, juxtapose petit et grand, d'autres fois ce seront le chaud et le froid qui seront assemblés. L'équilibre entre présence et absence se joue aussi dans les oeuvres induisant un élément absent, cause de mouvement et moteur de l'action. La cause est hors scène, invisible, "quand quelque chose se passe ici, une autre chose se passe ailleurs". Ce qui se passe ailleurs est insaisissable par le regard, hors champ. John Baldessari nous met en alerte, le jeu des regards des personnages induit des directions, des sens possibles de l'intrigue. Il s'agit d'une technique de montage par rapprochement d'images voisines ou totalement distinctes (cf "montage alterné") afin de provoquer un sens. Mouvement et sens se combinent. Ce sont parfois des rapprochements formels dont la réalité est en fait totalement distincte (cf Helicopter and Insects one red, 1990), qui troublent. Tout comme le positif-négatif des images oblitérées, la conjonction d'éléments aux contours similaires mais totalement distincts provoque un choc. Jouant sur la séduction de l'"attraction-répulsion" comme il a pu le faire pour les mouvements contraires d'ascension et de descente, John Baldessari allège les images de leur gravité, la référence au réel est suspendue. Au début des années 90, la découpe intervient dans l'image même, détourant des éléments afin de les re-combiner et la peinture est utilisée de façon gestuelle. Lacis, tracés, ratures viennent perturber le lisse des photos. Flying Saucers, 1992, est une magistrale démonstration que "ceci n'est pas cela" et que, selon l'angle, une chose apparemment similaire se révèle autre. Cette dialectique au sein de toute image relève de l'impossible "retour du même". Le montage selon Eiseinstein est un "crash", un conflit entre deux fragments, Baldessari démontre encore combien les sens de lecture sont ouverts. Il maintient ainsi une multiplicité de choix, tous actifs et riches. Son sens de la couleur et du contraste ressurgit dans la Duress Series. Faisant référence à un état de stress intense, il utilise ici une référence implicite au cinéma burlesque des années 20. Les images statiques évoquent la sérialité répétitive des photogrammes de Muybridge, qui mettent en scène des corps (nus), dans des positions étonnantes. Ici, un homme grimpe le long d'un building. Ou plutôt une forme colorée aux contours d'un corps d'homme. L'oblitération de la figure permet de révéler la mise en scène. "Duress" signifie "contrainte". Ces personnages contraints sont nos doubles, nos ombres de cinéma. Ils nous rappellent qu'une catastrophe est toujours possible.

"FIVE 1968 FILMS" réalisée en 2001 est une grande installation vidéographique. Cette oeuvre majeure est politique. Les cinq films présentés appartiennent à notre histoire collective du cinéma populaire (La Planète des Singes, Rosemary's baby...) et ont été réalisés en 1968, au moment du Printemps de Prague. Le réel rejoint la fiction dans un frottement à l'Histoire. Cinq projections vidéo ouvrent et démultiplient cet espace, vers des infinités de combinaisons, laissant l'oeuvre de John Baldessari à sa vivacité incisive. Chaque fois, un quart de l’image seulement apparaît par film puis les quatre quarts sont réunis sur une cinquième projection. Nous sommes au centre d’histoires, d’une histoire, qui nous est donné par bribes et dont la globalité reste insaisissable.



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