A Noël

En 6 photographies, Roman Signer met en scène, avec un suspense digne d’un roman policier, une tranche de vie partagée par deux protagonistes : un sapin, et l’artiste. Un travail photographique de Kaspar Müller accompagne ce cycle. Par la confrontation de ces deux oeuvres, "A Noël" explore les multiples nuances du rituel et du quotidien, de l’usage et du mésusage, dans la perspective de deux générations d’artistes différentes.

Tous les ans, les membres de la Société zurichoise des beaux-arts sont invités à choisir un tableau dans la collection du Kunsthaus. Le thème retenu pour "Choisissez le tableau!" 2012 était Noël. Or le choix ne s’est pas porté sur un retable gothique ou sur un tableau baroque, mais sur cette série de photographies en noir et blanc de Roman Signer datant de 1993, qui sera le point de départ de l’exposition. Dans ce "Noël", l’artiste ne s’attache ni à la signification religieuse de la fête, ni à la tradition iconographique de la naissance du Christ, ni même à la dimension "kitsch" de l’événement. On peut même se demander si abstraction faite du titre, il y est vraiment question de Noël. En effet, dans cette oeuvre en plusieurs parties, un sapin ficelé et pourvu d’une pointe de métal devient l’outil d’une expérience de vol organisée de manière aussi minutieuse que possible. Normalement prévu pour trôner solennellement dans le salon, le sapin va voir sa destinée prendre un tour absurde.

Dans la culture chrétienne d’Europe occidentale, le sapin de Noël, qui fait partie intégrante de la fête depuis au moins le XIXème siècle, a une place bien établie au sein du cercle familial. Enfants et adultes ont tous une tendresse particulière pour le roi des forêts. C’est autour du sapin que les générations se réunissent, que les cadeaux sont déballés, que les bougies répandent leur lumière festive. Peu de temps s’écoule avant qu’il ne faille se débarrasser du conifère tout sec et qui a entre-temps perdu ses épines. Prématurément jeté par Signer, le sapin se voit privé de sa fastueuse heure de gloire. D’autres transformations lui sont en revanche réservées: détourné de la fonction que le quotidien lui attribue habituellement, il est victime d’un "mésusage" qui en fait une torpille à vocation artistique, et devient un objet soumis à la pesanteur et rongé par le temps. Les photographies retracent la carrière de ce sapin dont Signer fait l’une de ses sculptures dites en transformation. C’est précisément parce que l’image du sapin fait jaillir des attentes et des souvenirs de fêtes de Noël plus ou moins joyeuses que ce travail étonnamment puissant ne tombe à aucun moment dans la platitude. Si Noël, par-delà la signification religieuse de l’événement, s’affirme comme un rituel cyclique structurant le temps et la société, le "Noël" de Signer propose à titre expérimental un nouveau rituel individuel.

Quand Roman Signer signa ce travail, où il s’en prenait pour la première fois au mobilier des fêtes de Noël, il exerçait déjà depuis longtemps comme artiste indépendant et professeur à l’Ecole d’art et de design de Lucerne. Ses oeuvres, marquées par l’art processuel des années 1960 et 1970, avaient déjà été saluées lors de nombreuses expositions. La consécration est venue dans les années 1990. Réalisé en 1993, le cycle "Noël" reste parfaitement actuel par la manière dont il entremêle l’art et la vie et dont il ouvre des métaphores visuelles autorisant de multiples niveaux de lecture. Néanmoins, les vingt années écoulées depuis représentent un laps de temps non négligeable, d’autant qu’elles auront vu l’avènement d’un nouveau millénaire, l’apparition de multiples innovations techniques, la création d’autres matériaux capables de transformer notre quotidien, nos rituels traditionnels et nos mécanismes de distinction sociale – bref: notre réalité matérielle et vécue.

Gabrielle Schaad, curatrice invitée, tenait donc à intégrer une proposition artistique jeune, contemporaine, dans cette exposition organisée autour de l’oeuvre de Signer, afin d’élargir la perspective. Ce défi est relevé par Kaspar Müller. Cet artiste qui travaille à Zurich et à Berlin en utilisant divers médias ne cesse de créer de surprenantes "niches narratives" destinées à accueillir les expériences et les fictions de sa génération. Entre l’aspect superficiel du quotidien, les formalismes et les contenus, il parvient à instaurer un équilibre subtil. Dans l’exposition "Choisissez le tableau! À Noël", Müller va à la rencontre des oeuvres de Roman Signer par des collages photographiques. Ces images fixent des impressions de personnes saisies dans l’espace public dans des moments quotidiens, fugaces, détendus ou intimes. Assemblées à la surface d’un papier photo blanchi, elles semblent simplement réserver la place en attendant d’être remplacées par une série d’images du quotidien extensible à l’infini. Leur statut de fragment nous invite à les comparer entre elles et avec les travaux de Signer. Elles élargissent ainsi les niveaux de réalité et de temporalité de l’exposition. L’ambiance estivale de ces photographies contraste avec la perception hivernale souvent associée à Noël sous nos latitudes. Cette date apparaît ici comme un point fixe du calendrier dans le quotidien des hommes du monde entier, indépendamment du climat et de la température. Dans la société mondialisée d’aujourd’hui, la manière de passer ce jour de fête est laissée en suspens. Les traditions font place à de nouvelles habitudes, individuelles ou communautaires.

Bien loin des vitrines et des marchés de Noël dont les lumières, les parfums et les musiques ne tarderont pas à exercer à nouveau leur attrait, cette présentation prend à rebrousse-poil les attentes liées au rituel et à ses accessoires. "À Noël", c’est une autre façon de voir Noël.