L'exposition Picasso. Au coeur des ténèbres (1939-1945) se propose de mettre en lumière l'oeuvre de Pablo Picasso lors de la période de la deuxième guerre mondiale.
1939. Après Guernica
Dès 1937, le massacre de la petite ville basque de Guernica plonge Picasso dans un tel désarroi qu'il s'adonne le lendemain-même de la catastrophe, le 27 avril, aux études qui précédent le grand tableau éponyme. Si le spectre de Guernica hante les années de guerre, l'artiste ne représentera jamais plus le conflit de manière aussi littérale. Dès le début de l'année 1939, alors que la menace de la Seconde Guerre mondiale se précise de plus en plus, adviennent des peintures effrayantes, dont la portée symbolique est sans précédent dans l'histoire des représentations de la guerre. Ainsi, Le Chat peint en avril 1939, cruel prédateur, prémonition du conflit, est suivie en mai par une succession de terribles Femmes au chapeau, des « êtres de panique et d'effroi » selon Pierre Cabanne. Définitivement, Dora Maar, rencontrée en 1936 dans les cercles surréalistes, devient l'inspiratrice des années tragiques et son visage subit les pires déformations à mesure que l'Europe s'enlise dans le conflit. Réfugié à Royan dès la fin août 1939, Picasso partage sa vie entre Marie-Thérèse et Dora. Inquiet pour ses œuvres, manquant de matériel, il revient régulièrement à Paris, nostalgique de la vie artistique alors ralentie. Paradoxalement, au même moment, Picasso rencontre un immense succès aux États-Unis. L'exposition Forty Years of His Art au Museum of Modern Art de New York est la plus grande rétrospective jamais présentée de son œuvre.
1940. "Un journal de la sensibilité" - Du Café à Royan aux Femmes au chapeau
En janvier 1940, Picasso a installé son atelier dans la villa Les Voiliers située en front de mer. Malgré la guerre qui fait rage et les bombardements dont ses amis témoignent, Picasso peint depuis sa fenêtre Café à Royan. La petite ville balnéaire apparaît étincelante, baignée d'une douce lumière estivale, ne laissant rien présager de son bombardement en 1945. Du début de l'année au printemps 1940, à l'heure de la ‘‘drôle de guerre'', Picasso ne cesse de faire des allers-retours entre Paris et Royan. Grâce à ses différents soutiens, l'artiste n'est pas inquiété par les autorités allemandes et peut se consacrer pleinement à son travail. À Paris, nostalgique de l'ambiance du port, il réalise d'inquiétantes peintures, comme Les Anguilles de mer (1940), où grouillent poissons dentés et effrayants crustacés. Picasso réalise des dessins d'une rare violence, dont les Carnets de Royan retracent le cheminement créatif. Et se succèdent encore comme des signes du malheur universel, les Femmes au chapeau et les Femmes au fauteuil où l'on reconnaît alternativement les traits de Marie-Thérèse Walter et ceux de Dora Maar. Picasso demeure pour ses amis artistes et écrivains un soutien en dépit de son exil temporaire sur la côte atlantique. Éluard écrit à Picasso : « c'est à cause de toi que cette époque n'est pas grise ». Après l'armistice signé le 17 juin 1940, Picasso rejoint définitivement la capitale : « Rester n'est pas vraiment un acte de courage, c'est tout juste une forme d'inertie. Je pense que je préfère être ici. Alors j'y resterai quoi qu'il en coûte. »
1941. "Folie folie folie les hommes sont fous" - Du Désir attrapé par la queue au Jeune garçon à la langouste
Désormais installés à Paris entre les Grands-Augustins et la rue de Savoie, contraints par les difficultés de circulation et d'approvisionnement qui règnent à Paris, privés de chauffage, Picasso et Dora se réfugient alors au Café de Flore ou au restaurant Le Catalan. Paris vit une économie nouvelle. En février 1941, les cartes de rationnement sont mises en circulation. Le marché noir est son envers. Picasso connaît une période difficile. Il n'a pas peint ou presque depuis le mois d'août de l'année précédente. L'année de ses soixante ans, l'écriture devient alors pour lui un refuge. Au cœur de l'hiver glacial, Picasso écrit en quelques jours une pièce de théâtre Le Désir attrapé par la queue. « Farce tragique ou tragédie bouffonne » selon Roland Penrose, elle adopte un ton aussi rabelaisien que macabre pour dire la pénurie. Celle-ci n'entrave au demeurant pas la créativité de Picasso. Figures de résistance, les grands portraits de femmes déformées et animales peints sur les pages de l'édition collaborationniste Paris-Soir alors aux mains des Nazis annoncent d'étonnantes effigies, le Jeune garçon à la langouste (21 juin 1941), bambin ébaubi et goguenard, et la Femme à l'artichaut (été 1941), cocasse matrone. En août 1941, Picasso réalise un surprenant portrait réaliste de Nusch Éluard, dont la fragile et délicate silhouette vient s'opposer à la négation de l'individu alors orchestrée par les Nazis. À la fin de l'année 1941, alors que le gouvernement de Vichy impose une loi pour la fonte de la statuaire publique en faveur de l'effort de guerre, Picasso parvient envers et contre tout à sculpter encore.
1942. "Un besoin furieux de dire" - Des Natures mortes au crâne de taureau à L'Aubade
Picasso reste un pilier de la vie artistique. Le tout Paris intellectuel visite son atelier. Paul Éluard, le fidèle ami des années de guerre confie au romancier Louis Parrot : « Picasso est dans une période magnifique ». La mort du sculpteur catalan Julio González, le 27 mars 1942, affecte profondément Picasso et lui inspire de puissantes œuvres : l'assemblage Tête de taureau formé de la jonction d'une selle de bicyclette et d'un guidon, créé alors qu'il se rend aux funérailles à la paroisse de l'église d'Arcueil et les Natures mortes au crâne de taureau, tragiques vanités au crâne décharné, symbolisant la tragédie des temps. Picasso achève le 9 mai l'inquiétante Aubade, autre incarnation des angoisses d'un triste printemps ponctué de fusillades d'otages et de résistants. Elle dit sur un mode métaphorique la torture et l'emprisonnement. La violence de la presse de l'époque révèle le règne conjoint d'un antisémitisme féroce et d'un antimodernisme tout aussi virulent. Le 6 juin 1942, le peintre Maurice de Vlaminck, adresse à Picasso un violent réquisitoire dans le journal Comœdia, accusant Picasso « d'avoir entraîné la peinture française dans la plus mortelle impasse ». Le 15 juillet 1942, la première esquisse préparatoire à la sculpture humaniste de L'Homme au mouton, achevée au printemps 1943 offre le plus convaincant démenti à cette diatribe. Le 16 juillet, 13 000 Juifs sont arrêtés par la police française et conduits au Vélodrome d'hiver.
1943. La vie précaire - Des papiers déchirés à L'Homme au mouton
Au début de l'année 1943, les vagues de déportation se succèdent. La persécution des Juifs et l'emprisonnement des communistes français ne fait que croître. La résistance s'organise. Picasso est prévenu par Dora Maar, un jour de janvier 1943, que la Gestapo est aux Grands-Augustins. « Ils m'ont insulté » dit-il, « traité de dégénéré, de communiste, de juif » rapporte Pierre Daix. L'artiste poursuit son œuvre au noir. Tête de mort (1943), est une tête pétrifiée aux orbites vides, au nez rongé, aux lèvres effacées, synonyme de mort et d'angoisse. Picasso offre à Dora un exemplaire illustré de l'édition du fac-similé de l'Histoire naturelle de Buffon, libre divagation sur un bestiaire fantastique, prélude à la fin de l'union de la sphinge et du minotaure. Au printemps, en mai 1943, alors qu'il est au restaurant Le Catalan, Picasso fait la rencontre de Françoise Gilot. L'événement et la joie qu'il suscite donne naissance aux Baisers et au tableau le Buffet du Catalan. En dépit des contraintes matérielles et de la pénurie, Picasso ne cesse de sculpter. Avec Le Faucheur (1943) et La Femme en robe longue (1943), l'artiste transmue les objets du quotidien en étonnantes effigies. En mars, le plâtre de L'Homme au mouton est modelé en une seule journée dans l'atelier des Grands-Augustins. La figure, écho du Bon Pasteur des premiers temps de l'art chrétien, est un symbole de paix et d'espérance. Picasso s'érige ainsi contre l'iconographie pleine d'emphase du sculpteur nazi Arno Breker et l'ignominie des temps.
1944. "L'homme du jour" - Des Natures mortes aux radis aux paysages du Vert-Galant
Les bombardements des alliés s'intensifient. Mais « Picasso peint de plus en plus comme Dieu ou comme le Diable » écrit Paul Éluard. La violence qui dominait l'œuvre s'apaise. Aux âpres memento mori succèdent, avec leurs tons vifs et colorés, les séries plus sereines de Plants de tomates et de Natures mortes aux radis. Après quatre années de guerre et d'épreuves, Picasso se plaît à figurer la renaissance de la nature au printemps dans les vues du Vert Galant. Souvent sollicité pour porter secours à des amis, des compatriotes ou à des connaissances emprisonnés ou réfugiés, Picasso se déclare impuissant à la nouvelle de l'internement de Max Jacob au camp de Drancy : « Max est un lutin. Il n'a pas besoin de nous pour s'envoler de sa prison ». Max Jacob meurt au printemps 1944. Le Désir attrapé par la queue, qui rend hommage au poète, est joué pour la première fois dans la plus grande clandestinité, dans l'appartement de Michel et Zette Leiris. Paris est libérée le 25 août 1944. Le 4 octobre, Picasso adhère au Parti communiste. Préparé par son amitié avec Éluard, son ralliement est sa manière de rejoindre une famille politique qu'il assimile à la Résistance. « Mon adhésion au parti communiste est la suite logique de toute ma vie, de toute mon œuvre ». Le Salon d'Automne, dit salon de la Libération, ouvre au Palais de Tokyo le lendemain. L'œuvre de Picasso, y est présenté comme un « journal des années de guerre ». La critique comme les visiteurs sont ébranlés. D'un seul coup, à la Libération, Picasso devint « l'homme du jour », comme en témoigne entre autres le reportage que lui consacre Lee Miller, en octobre 1944 dans Vogue.
1945. "Tu vois une casserole aussi, ça peut crier... tout peut crier" - De La casserole émaillée aux Chant des Morts
L'armistice est signée le 8 mai 1945. Paris se relève peu à peu des années d'Occupation. « La guerre a trop duré. Les nerfs sont à bout. Malgré la libération du pays, on ne respire pas comme on voudrait » écrit Christian Zervos en janvier 1945. Bien qu'il n'ait pas concrètement appartenu à la Résistance, Picasso sort grandi du conflit. Au cours de l'année 1945, la découverte des horreurs des camps lui inspire des œuvres particulièrement saisissantes, telle La Vénus du gaz (janvier 1945) et le dramatique Charnier(1945). Toujours hanté par la guerre, Picasso continue de peindre d'angoissantes natures mortes aux poireaux, têtes de mort et terrifiants oursins. A Pierre Daix, il se confie « Tu vois une casserole aussi, ça peut crier... tout peut crier » . La Casserole émaillée (15 février 1945) en témoigne, de même que l'angoissante grisaille Pichet et squelette (18 février 1945, Paris, musée national Picasso). Preuve que la guerre hante toujours les esprits, Picasso illustre pour Pierre Reverdy l'émouvant et magnifique Chant des morts (publié aux éditions Tériade en 1948). Toutefois, son œuvre de guerre ne cesse d'être décriée, considérée comme inhumaine, monstrueuse, agressive, incompréhensible comme en témoigne la réception de l'exposition de 21 toiles des années de guerre à la galerie Louis Carré. Fidèle admirateur, Paul Éluard lui dédie ses plus beaux vers pour célébrer son œuvre de guerre : « Tu dressais une haute épée / Comme un drapeau au vent contraire / Tu dressais ton regard contre l'ombre et le vent / Des ténèbres confondantes ».