La première commercialisation de procédés photographiques couleurs en 1907 puis leur généralisation avec les photographies chromogènes dans la seconde moitié du XXe siècle, aurait pu signifier la fin du noir et blanc. En effet, dès l’origine de la photographie, reproduire les couleurs naturelles a été l’aspiration des inventeurs. Malgré cela, la photographie monochrome se maintient fermement. De contrainte technique ou économique, la photographie noir et blanc devient au mitan du siècle un véritable parti pris artistique, face à une couleur, apanage des amateurs, de la publicité et de la presse. Réputée élitiste et passéiste, elle représente, pour ses défenseurs, un gage d’excellence graphique et plastique, de poésie, de mise à distance symbolique, d’universalité : pour eux, elle est LA photographie.
La Bibliothèque nationale de France a toujours été et demeure l’un des hauts lieux de collection de ces œuvres en noir et blanc. Dans les années 1970-1980, elle a accompagné l’engagement de ses auteurs face à l’ivresse plasticienne de la couleur. Aujourd’hui, elle soutient le renouveau des pratiques monochromes, notamment argentiques.
Point fort des collections, le noir et blanc y est présent sous une grande variété d’usages, de sujets, de signatures. L’exposition propose une traversée résolument formelle de ces richesses. En confrontant les époques, les courants, les techniques, elle aborde les œuvres de 207 photographes de 37 pays sous l’angle de leur écriture en noir et blanc, en s’affranchissant de toute contrainte chronologique. En présentant côte à côte photographies célèbres ou plus confidentielles, elle en souligne les traits stylistiques communs : contrastes, effets d’ombre et de lumière, rendus de matières par un nuancier des demi-teintes. Par son foisonnement, elle invite à percevoir toute la puissance et la vivacité créatrice du noir et blanc.
Prologue : Aux origines du noir et blanc
On pourrait croire qu’avant l’invention de la photographie en couleurs par les frères Lumière en 1903, toute la photographie était en noir et blanc. La réalité est plus complexe : les premiers temps furent davantage ceux d’une gamme de bichromies où les noir et blanc purs sont l’exception et où les teintes dites sépia les plus fréquentes. Le procédé négatif/positif breveté par l’anglais Fox Talbot en 1841 permet de multiplier les épreuves sur papier et donc d’en varier les teintes. Le photographe artiste peut choisir les couleurs de ses épreuves en jouant sur la chimie des bains de fixage ou sur la nature des papiers. Le virage à l’or connu dès les années 1850 donne des noirs profonds mais est très coûteux. Les papiers baryté ou au platine apparaissent à la fin du siècle et permettent d’accentuer encore les contrastes. Certains sujets jouent sur les oppositions : les vues de montagne des frères Bisson, la Grande vague de Gustave Le Gray, les portraits du prolixe amateur Blancard. La force des noirs et des blancs, les variations de couleurs influent sur notre perception de l’image : plus elle est contrastée, plus elle est lisible pour notre œil saturé de noirs et blancs absolus, plus elle est nuancée et plus la distance du temps se fait sensible.
Partie I : Objectif contraste
De la fin du XIXe et au long du XXe siècle, le noir profond des grains d’argent densifiés par le développement chimique ainsi que le blanc presque pur du papier industriel baryté dominent dans les pratiques : ils s’imposent alors comme LES couleurs de la photographie. Les avant-gardes des années 1920-1930 inventent avec ces outils des variations formelles jouant sur la franche juxtaposition du clair et du sombre. À partir des années 1950, en réaction à l’essor des procédés couleur et à leur dispersion chromatique, le choix d’une opposition marquée du noir et du blanc s’assume toujours davantage. Cette esthétique du contraste se voit poussée à l’extrême dans les années 1970-1980. En exploitant le simple antagonisme des valeurs, les photographes font apparaître nettement les contours de leur sujet. Ce graphisme épuré, percutant, exacerbe la perception du réel : placées sur un fond contrasté, les formes surgissent et s’imposent, noires sur blanc, blanches sur noir. C’est aussi la rencontre fortuite de motifs aux tonalités opposées qui suscite la prise de vue : les photographes guettent et captent les contrastes du monde, à même d’être sublimés par le noir et blanc.
Focus : Page blanche
Page saturée de blanc offerte à l’empreinte, à la trace, au dessin contrasté des formes et des silhouettes, la neige est un décor de prédilection des photographes. La photographie de neige traverse tous les courants, approche humaniste, formelle ou encore documentaire. Sous son apparente simplicité cependant, c’est un motif extrême qui exige une solide technicité. La grande étendue de blanc modifie la balance habituelle des contrastes. Une luminosité excessive, jusqu’à l’éventuelle surexposition, efface les détails, la matière même de la neige, les aspérités qu’elle recouvre. La brume étouffe les couleurs naturelles, avec l’écueil d’une image grise manquant de contraste et passant à côté des effets lumineux. Les photographes doivent adapter leur savoir-faire pour restituer la poésie des instantanés d’hiver ou la majesté des espaces enneigés.
Focus : Noir dessin
En poussant les contrastes du noir et du blanc, les photographes révèlent les lignes de force et les stricts volumes qui structurent le réel et, tout particulièrement, les architectures de la modernité urbaine et industrielle. Certains vont jusqu’à les restituer sous la forme de tirages au trait, composés de pures formes sombres sur un fond clair dénué de toute demi-teinte. Accentuée par les nettes oppositions de valeurs, la géométrie latente du monde s’agence et se livre à l’œil en aplats francs, lignes appuyées et stylisées. Ce faisant, la photographie en noir et blanc joint les préoccupations de la sculpture aux influences de la peinture abstraite. Par la suggestion des traces, des empreintes du réel, et par leur rendu tremblé, la photographie monochrome peut aussi faire émerger une graphie subtile, tirée des formes naturelles. Isolés de tout contexte, les minces contours photographiés rappellent un tracé de crayon ou de pointe sèche sur une page blanche. En traduisant le dessin du monde et le monde en dessin, la photographie s’affirme héritière des arts graphiques.
Partie II : Ombre et lumière
La lumière est la condition nécessaire de la photographie. Au moment de la prise de vue, le flux lumineux inscrit les formes sur la surface sensible du négatif. Pour contrôler cette luminosité fugitive et changeante, moduler ses effets, il faut au photographe tout un équipement technique : réflecteurs, obturateurs, flashs, négatifs plus ou moins sensibles... Si la lumière atteint en excès la couche sensible, le négatif, surexposé, sera trop noir. Le tirage ne pourra rendre les détails ni les demi-teintes. Selon la position de l’appareil par rapport à la source lumineuse, contrejours, ombres portées ou éblouissements peuvent se produire, autant d’anomalies que le photographe, parfois, provoque. La lumière forme aussi des motifs qui structurent l’image. Rayons, faisceaux, halos, résilles, nimbes contribuent à la dramaturgie des compositions et créent des instants de grâce. Certains photographes adoptent même la lumière comme seul sujet, exacerbé jusqu’à l’abstraction. Ils reviennent à l’étymologie même de leur art : écriture de la lumière. Le noir et blanc excelle à éprouver les possibilités offertes par l’ombre et la lumière. Si la couleur distrait l’œil, la monochromie le recentre.
Focus : Nuit noire / nuit blanche
Après avoir été impossible jusqu’à la fin du XIXe siècle, photographier la nuit demeure complexe : le photographe peut choisir d’utiliser le flash mais également de monter la sensibilité du capteur, d’augmenter le temps de pose ou d’ouvrir le diaphragme au maximum. Il peut aussi prendre le parti d’exploiter les défauts optiques - flou, halos lumineux… – afin de sublimer les ténèbres. Nimbée des halos urbains ou laissée à son obscurité naturelle, la nuit offre un espace de liberté où hiérarchies et frontières diurnes s’estompent. La Ville lumière, où l’éclairage artificiel domine, est traversée par le flâneur nocturne ou le reporter en quête de désordre, tandis que, dans la nuit des espaces sauvages, les photographes guettent la poésie ancestrale du monde. En tous les cas, la photographie nocturne répond à une tentation d’inversion des valeurs. Les formes blanches, lunes, éclairs, réverbères, qui se dessinent sur un fond d’ombre, font écho à l’esthétique du négatif photographique.
Focus : Magie noire
Jusqu’en 1950-1960, les artistes sont contraints au noir et blanc pour des raisons techniques puis, pour certains, économiques. En outre, si les négatifs couleur lancés en 1935 impliquent d’être tirés par des laboratoires, les techniques monochromes permettent aux photographes de réaliser, travailler voire manipuler leurs épreuves en toute autonomie, dans l’obscurité de leur atelier. C’est ainsi qu’à compter des années 1920 les avant-gardes créent à partir de ce procédé binaire une esthétique nouvelle renversant les codes académiques : tirages positifs inversés inspirés de l’esthétique du négatif ; empreintes blanches d’objets posés à même le papier sensible (photogrammes) ; brouillage des valeurs noires et blanches par insolation de l’image en cours de développement (solarisation) ou graphisme à base de traces lumineuses sont autant d’inventions qui poussent l’acte photographique à sa quintessence d’écriture de lumière. Aujourd’hui, l’envahissement de la couleur dans la production des images n’a pas tari l’attrait des praticiens pour ces expérimentations lumineuses en noir et blanc, qui les renvoient aux sources mêmes de leur art.
Partie III : Nuancier de matières
En sur-exposant ou sous-exposant leur pellicule, en faisant « monter » les blancs ou en « creusant » les ombres au tirage, certains artistes donnent corps à un désir de noir ou de blanc absolus. Leurs monochromes noirs ou blancs tirent respectivement vers le trop-plein ou la dilution de toute matière : éblouissement ou opacité y dissolvent les contours du monde jusqu’à l’abstraction. Entre blancs purs et noirs saturés s’égrène une gamme de niveaux de gris correspondant à l’ensemble des ondes du spectre. L’expression de noir et blanc fait en effet oublier que ces deux valeurs ne sont que les extrêmes d’un large éventail de demi-teintes. La qualité exceptionnelle des papiers argentiques dans les années 1970-1980 a contribué à révéler l’infinité des possibilités graphiques et plastiques offertes par ces nuances de tons. Cette riche palette chromatique allant du noir au blanc forme un nuancier, qui, par ses finesses de variations, excelle à restituer les surfaces et les matières. Au photographe de composer avec les sels d’argent comme avec un matériau à modeler.
Epilogue : Le noir et blanc en couleur
Ultime avatar d’une esthétique en noir et blanc : certains photographes contemporains traitent avec des techniques couleur des scènes en noir et blanc. Pourquoi utiliser un procédé couleur pour représenter un sujet en noir et blanc quand une technique monochrome semblerait plus appropriée ? A une époque où le numérique a facilité l’accès à une grande variété chromatique, quel est l’apport d’un traitement couleur au noir et blanc ? Cette atténuation de la gamme colorée permet d’abstraire le motif et apporte aux artistes une distance réflexive. Ils soulignent alors les qualités intrinsèques du médium photographique, jouant parfois de ses affinités et de ses différences avec la peinture, l’architecture ou la sculpture. Ces photographes contemporains sont parvenus à sublimer par le recours au tirage chromogène ou à l’impression numérique ce qui n’était qu’une contrainte perceptive liée à l’usage de la photographie noir et blanc classique. Loin de rendre leurs images atonales, ils ont établi, à leur façon, une théorie des contrastes colorés pleine de nuances.