L'œuvre de Henri Matisse s'embrase à partir de plusieurs foyers : autant d'étapes qui, déjouant toute progression linéaire, s'offrent comme les scansions presque simultanées d'une plongée en soi. En 1891, Matisse entre auprès de William Bouguereau à l'académie Julian – il en retiendra une prédilection pour le nu et une rigueur absolue – mais il lui manque un espace de liberté pour que cette discipline ne se fige pas en procédé. Il le trouve l'année suivante dans l'atelier de Gustave Moreau à l'École nationale des beaux-arts. Là, Matisse diversifie les modèles, de la sculpture antique aux maîtres du Louvre, tout en se laissant la liberté de regarder ailleurs, notamment vers la figure singulière que représente alors Paul Cézanne. Il élargit le cadre d'apprentissage : par-delà l'atelier ou le musée, il travaille au plein air et se confronte à d'autres lumières, voyageant en Bretagne (1895-1897) et en Corse (1898). À chaque fois alors que son œuvre se cristallise dans une manière qui pourrait s'établir, Matisse marque un coup d'arrêt – nourrissant à partir de là un autre départ de feu. Car il s'agit pour l'artiste de s'exercer, par des mains multiples, afin de trouver une écriture qui lui soit propre. Ne ressembler qu'à soi-même, c'est ainsi le conseil adressé à son camarade Victor Roux-Champion en 1896 – « […] être personnel avant tout et pour cela être sincère. Seriez-vous aussi fort qu'Holbein, vous n'existeriez pas, vous ne seriez qu'une doublure » – dans une formule qui tient lieu d'engagement.
Un bloc lumineux. 1904-1905
Un basculement s'opère à l'été 1905. Après des années d'apprentissage et de formation marquées par une confrontation ininterrompue avec les mouvements artistiques majeurs de l'époque – tout récemment encore avec le néo-impressionnisme en la personne de Paul Signac – Matisse se rend à Collioure, bientôt rejoint par André Derain. Tous deux travaillent alors, dans un mouvement de concentration plastique et théorique extrême, à un nouveau modèle de l'image. L'enjeu n'est autre que d'affranchir la toile de la représentation mimétique d'un sujet : les lignes ne viennent plus délimiter des contours ni les aplats définir aucune surface, seuls les rapports de couleurs pures structurent la composition. Même chose dans les dessins et gravures – et notamment dans une suite magistrale qui culmine avec le Grand bois – où la surface s'organise indépendamment de tout motif, par le seul équilibre de l'architecture des blancs et des noirs. L'ensemble de ces œuvres picturales et graphiques est présenté aux côtés de celles de ses camarades – Derain bien sûr, mais aussi Charles Camoin, Henri Manguin et Georges Rouault notamment – dans la salle VII du Salon d'Automne de 1905 révélant, avec éclat, ce que la critique qualifiera de « fauvisme ». L'année suivante, Matisse se représente dans un Autoportrait saisissant, et même, note le critique Charles Lewis Hind, « radioactif ». Il y fait acte de sa position ambiguë : en l'absence de centre assignable, il est la figure dominante de cette histoire collective, mais reste solitaire dans le projet auquel il est rivé.
L'aube de l'art. 1906-1909
Matisse trouve une voie d'affirmation privilégiée de la modernité dans des œuvres ou des objets dont le caractère « primitif »
renvoie tout autant aux origines de l'art européen qu'aux arts non-occidentaux. Loin de la nostalgie d'un passé révolu ou de
la fascination pour un art lointain, ce qui le retient réside dans l'actualité de ces formes : elles offrent un appui nécessaire pour
renouer de manière originaire avec les êtres et les choses. Sans hiérarchie entre les genres ni prédilection pour une époque,
au gré de ses voyages, il regarde dans plusieurs directions. Celle des tissus et tapis orientaux, d'abord, cherchant dans
la juxtaposition des surfaces une mise en tension qui rompe avec l'illusion mimétique – Les Tapis rouges repose, justement,
sur ce rapport entre décoration et expression. Matisse décèle encore dans la sculpture africaine un équilibre entre les masses
à même de renouveler le modèle classique du nu, tandis qu'il reprend des mosaïques byzantines la simplification des volumes
et la représentation de l'espace pour contrer toute perspective. En témoigne notamment le portrait hiératique de sa fille
Marguerite, figure de l'attention qui requiert le regard du spectateur pour s'animer, quand sa Marguerite lisant, figure
de l'absorption, y résiste. L'œuvre vient d'ailleurs ouvrir les Notes d'un peintre (1908) dans lesquelles Matisse formule
pour la première fois, clair et lucide, les propres fondements de son art.
Ressemblance en profondeur. 1910-1917
Matisse a quarante-quatre ans lorsque la guerre éclate en août 1914. Sa réponse dans l'épreuve ne changera jamais :
faire retour sur soi dans l'extrême concentration du travail. Autour de lui : la famille, les amis de passage, l'atelier du quai
Saint-Michel, le jardin d'Issy-les-Moulineaux qui, tous, forment de « nouvelles sensations dans un décor familier ».
La période qui s'ouvre confirme les avancées plastiques de Matisse, parvenu dès avant le début des années 1910 à l'invention
d'un espace décoratif parfois au seuil de l'abstraction. La guerre voit encore l'adoption de nouvelles orientations d'une
radicalité inouïe. Au contact de l'avant-garde parisienne et du cubisme en particulier, les tableaux opèrent une transaction
presque fantastique, qui fusionne l'espace plastique et l'espace réel. La couleur noire s'impose aussi comme une nouvelle
expression du sentiment de l'artiste. Lumineux ou réflexif, le noir rayonne progressivement et déclinera longtemps la complexité
de ses effets dans l'œuvre. Le visage dépeint génère une « sensation principale » avant que l'étude du sujet ne fasse advenir
une ressemblance autre, en profondeur. Ces portraits de proches (sa fille Marguerite, représentée avec son chat, nous dévisage
dans sa fixité de carte à jouer) ou ces effigies de commande (le collectionneur Auguste Pellerin, l'actrice Greta Prozor) semblent
atteindre une connaissance supérieure. Méditatifs, énigmatiques, ils sont aussi, comme le disait Leo Stein quelques années
plus tôt, « beaux en quelque sorte ».
Pas tout à fait la détente. 1918-1929
Alors que Matisse est au sommet de son art, reconnu par les critiques et porté par les collectionneurs, il quitte sa situation
désormais établie. Fin décembre 1917, il s'installe seul dans un modeste hôtel de Nice. Les années qui s'ouvrent sont marquées
par une production qui délaisse la dimension expérimentale pour renouer avec la figure et le paysage dans lesquels la référence
au réel se fait plus nette. Tantôt louée comme un retour au bercail de la grande tradition française après des années d'errance,
tantôt blâmée pour n'être qu'un intérim paresseux qui viendrait porter un coup d'arrêt à une avancée fulgurante, cette première
période niçoise tient moins d'un relâchement que d'un isolement laborieux dont le dénouement possible l'inquiète.
« Je suis rempli d'ardeur. Ça me fait peur », écrit Matisse à sa femme, Amélie, à propos du Grand Paysage, Mont Alban,
le 21 mai 1918, « J'ai peur d'être obligé de foutre le camp ». C'est que l'artiste remet en jeu ce qui a été âprement conquis :
avec détermination, il élabore une construction du tableau qui ne repose plus sur les rapports de couleurs, mais sur la lumière
qui vient modeler le sujet, créant ainsi une nouvelle unité de surface dans un équilibre en tension perpétuelle. Jusque dans
ses « Odalisques » qui repensent la question de l'insertion de la figure dans l'espace, de la tension entre volume et planéité.
La main et la flèche. 1930-1939
Autour de 1929, l'élan manque à Matisse face au constat que ses « petits tableaux » de la décennie niçoise « n'en finissent plus ». Devant l'impasse picturale, la première réponse à cette crise a pour nom la lumière – celle qui s'offre à lui lors d'un voyage de cinq mois aux États-Unis et en Océanie. La seconde provient de deux commandes, qui, pour différentes qu'elles soient dans leur format, permettent une appréhension renouvelée de l'espace : d'abord en 1931 avec une « grande décoration » murale, La Danse, conçue pour le Dr Albert C. Barnes à Merion, près de Philadelphie puis dans celui réduit du livre, avec les illustrations des Poésies de Mallarmé, publié chez Skira en 1932. La confrontation avec cet espace donne à Matisse l'impulsion définitive pour introduire le signe dans son art. Sa « peinture d'intimité » magnifiait la forme en la métamorphosant. La peinture « architecturale », en revanche, impose une vision de loin qui n'a d'autre choix que l'éclosion du signe. Mais s'il est vrai, comme le dit Matisse, que la « main indique moins clairement le chemin que la flèche », la forme et le signe continuent de cohabiter dans l'œuvre. Car c'est justement l'étude inlassable de la figure ou de l'objet – sa forme – qui, en suggérant le signe adéquat, va l'abréger, le résumer. Ainsi, l'efflorescence du jabot d'une robe ou le corps de la danseuse pris dans l'élan du mouvement ont chacun le leur, traduits par l'arabesque.
Densité maximum. 1940-1948
Passé à un « poil de chat angora » de la mort après une grave opération en 1941, Matisse envisage l'existence comme un
supplément de vie qui l'oblige. Il mène de nouvelles conquêtes sur tous les fronts. En dessin comme en peinture, la décennie
a peut-être quelque chose des « années ardentes » d'après 1905, lorsque l'intensité sensorielle se manifestait par une couleur
immersive. Un an plus tôt, en avril 1940, Matisse achevait sa Blouse roumaine, destinée à devenir une icône de la France libérée,
inspiratrice de créateurs au seuil de leur art, voyant dans cette peinture une véritable « profession de foi » (Éric Rohmer).
La qualité expansive de l'œuvre tricolore anticipe les « Intérieurs de Vence », ces toiles de 1947-1948 annonciatrices d'un
véritable « esprit du temps », où toute notation de profondeur spatiale est abolie au profit d'une « perspective de sentiment ».
Inversant leur fonction première, ce sont les objets qui habitent Matisse : parmi eux, un fauteuil rocaille en argent teinté
au vernis, une peau fauve sont unis par un même amour, ce mot érigé en principe plastique de la dernière décennie.
« Hausser le ton » de la surface picturale, la porter à son point extrême d'incandescence, c'est le projet de ces dernières
peintures de chevalet, nourries de deux expériences d'une extrême novation – en dessin, les Thèmes et variations, et les
gouaches découpées de Jazz.
Jour de la couleur. 1948-1951
À près de quatre-vingts ans, Matisse entreprend ce qu'il nommera son « chef-d'œuvre » : la chapelle dominicaine du Rosaire de Vence. Aboutissement des recherches de toute une vie menées autour de l'équilibre du dessin et de la couleur, cette œuvre d'art totale, par-delà la conception de l'architecture, embrasse les décors, les vitraux et jusqu'aux objets et vêtements liturgiques. Si Matisse est resté jusqu'au bout un libre penseur, il élabore néanmoins ce dernier grand projet dans une authentique forme de communion.
Cette création s'écrit à plusieurs mains, dans un échange ininterrompu avec sœur Jacques-Marie – son ancien modèle Monique Bourgeois –, mais aussi avec le père Couturier et le frère Rayssiguier. Pour une religion du livre, Matisse entend réaliser une chapelle à l'image d'un immense volume ouvert. Au nord et à l'est, ses dessins noirs, émaillés sur des carreaux de céramique vernissée blanche représentent une Vierge à l'enfant et un grand saint Dominique, qui n'ont d'autre visage que la délinéation très pure du trait au pinceau à laquelle s'oppose la ligne heurtée et « volontairement signalétique » du chemin de croix.
Sur le mur opposé, à l'ouest et au sud, l'artiste conçoit, grâce à sa technique des papiers découpés, des vitraux bleus, jaunes et verts vifs sans figures, « rien que le patron des formes ». Le dialogue d'une page à l'autre se fait à l'heure de la messe, quand le soleil frappe perpendiculairement le bâtiment, traversant les vitraux pour iriser les scènes religieuses en noir et blanc de ce que Matisse nommait « tout un orchestre de couleurs ».
L'image géante. 1951-1954
Envisagés comme des correctifs ou des outils d'agencement de la composition en cours pour La Danse de la Barnes Foundation et certains tableaux des années 1930, les papiers découpés sont conçus à partir en 1943 dans le livre Jazz comme une technique à part entière, quoique encore transposée par le procédé de l'impression. Au soir de son existence, ils reflètent chez Matisse la conscience que s'ouvre désormais un champ exploratoire, à la fois neuf et dans la lignée de toute son œuvre, qui comptera pour l'avenir. La réflexion sur la surface picturale de Matisse est maintenant celle d'une vie entière. Ainsi, c'est après-guerre qu'il peut redire la préoccupation constante du « sentiment de la surface » – cette leçon tirée de Paul Cézanne. Que le plan de la toile sur lequel se trouveront bientôt les papiers colorés et découpés soit issu de cette leçon en monumentalité ne fait pas de doute. Car il n'est pas un point « qui s'enfonce ou qui faiblisse » dans les compositions du maître d'Aix, comme Matisse l'avait fait remarquer. Cette conception unitaire de « la grande décoration », portée très haut par l'artiste, trouve avec les papiers découpés son point d'achèvement. Les « Nus bleus » ou La Tristesse du roi, sont en réalité pareillement monumentales, en étant toujours au-delà de leur échelle réelle. Plusieurs commentateurs de l'œuvre ont noté que l'on se souvient toujours d'un Matisse plus grand qu'il ne l'est en réalité. C'est que « l'image géante » des papiers découpés résume l'espace expansif poursuivi par Matisse sa vie durant.