Louis de Funès ne cache pas son admiration pour les pères du burlesque. De film en film, il réinvente
les gags des rois du rire. Jusqu’à la fin de sa vie, il rêvera de tourner un film muet.
Chaplin et Keaton lui apprennent que l’on peut être drôle sans même un sourire ; il devient à la fois
Laurel et Hardy, le petit freluquet et l’atrabilaire autoritaire ; W.C. Fields lui enseigne l’art d’être
délicieusement détestable.
Le débarquement, en 1947, sur les écrans français, d’Hellzapopin (1941) produit un électrochoc sur de
Funès et ses copains de la troupe des Branquignols. Dans un cinéma français qui cultive les bons mots,
de Funès mime à la perfection toutes les actions et les émotions. Il met très tôt au point la palette d’
« expressions » qui le rendront célèbre, dès ses premiers films où il n’apparaît parfois qu’en simple
figurant.
Jambier, 45 rue Poliveau
En 1956, la cave de l’épicier Jambier de La Traversée de Paris est le décor fondateur du cinéma de Louis
de Funès. Le film de Claude Autant-Lara lui offre un premier rôle important face à Jean Gabin et
Bourvil. Le film s’impose comme une étape essentielle sur la voie de sa consécration. C’est la première
fois qu’il est choisi par un metteur en scène qui l’apprécie et qu’il apprécie, et de Funès occupe une
place centrale dans ce récit. Dans cette sorte de road movie urbain, le personnage de Jambier, seul
épicier dont tous les cinéphiles connaissent l’adresse, engage Bourvil et Gabin pour transporter à
travers Paris son cochon de marché noir. Jambier a toutes les qualités : colérique, veule et pingre ; il
annonce les futures compositions de l’acteur. Quelques mois après le succès public et critique du film,
de Funès se voit offrir par le producteur Jules Borkon un contrat pour trois films en haut de l’affiche :
sa carrière est enfin lancée.
La carrière de Louis de Funès constitue une histoire alternative de la France. Né très exactement le
jour de l’assassinat de Jaurès, le 31 juillet 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, il meurt
sous Mitterrand, le 27 janvier 1983.
D’étalagiste à pianiste de jazz, celui qui a ramé pour se hisser au sommet du cinéma européen a
multiplié les métiers avant de devenir acteur. Une centaine de petits rôles plus tard, il devient le
Numéro 1 du rire.
S’il incarne l'ère du gaullisme et du pompidolisme, c’est aussi pour mieux moquer le théâtre de la
hiérarchie sociale et les farces du pouvoir. Des années noires de l’Occupation au Technicolor, des
privations aux dérèglements de la société de consommation, son ascension au sommet du box-office
épouse la courbe de croissance de la France des Trente Glorieuses (1946-1975).
L'évolution de ses rôles reflète son succès grandissant, du petit chef au chef d’orchestre, du sousofficier au capitaine d’industrie. Débutant avec un rôle de portier de cabaret (dans La Tentation de Barbizon, son premier film en 1946), il va gravir tous les échelons à travers ses personnages : il sera maire, ministre, académicien… donc immortel.
Oury aux éclats
Louis de Funès et Gérard Oury ont probablement tourné ensemble leurs meilleurs films. Depuis leur
rencontre sur les planches dans les années 40 jusqu’au projet du Crocodile (1975), ils ont vécu près de
quarante ans d’amitié, transformée en une formidable association de travail et fondée sur une totale
confiance réciproque.
Si le comédien Gérard Oury a choisi la mise en scène au tournant des années 60, c’est de Funès qui
l’encourage à opter pour la comédie. Sa courte scène dans Le Crime ne paie pas (1962) est tellement
« réimprovisée » qu'Oury, derrière sa caméra, pleure de rire. « Tu es fait pour mettre en scène des
comédies », lui dit de Funès à l’issue de cette unique journée de tournage.
Suivront Le Corniaud (1965), La Grande Vadrouille (1966), La Folie des grandeurs (1971), Les Aventures
de Rabbi Jacob (1973) qui feront à eux quatre 42 millions d’entrées au box-office.
La carrière de Louis de Funès explose en 1964-65 quand s’enchaînent les triomphes au box-office. Le
comédien connaît alors une véritable « crise de croissance », multipliant les exigences et les
ingérences, entraînant des revirements et des hésitations qui mettent à rude épreuve les nerfs des
producteurs et des réalisateurs.
De Funès se définit lui-même comme « un pensionnaire difficile », et c’est ce que fait apparaître
l’étude des dossiers de production de films comme Oscar, Hibernatus ou L’Homme orchestre, ou de
ses fameux carnets de gags qu’il noircissait sans relâche. Véritable auteur de ses films, mais crédité
une seule fois comme réalisateur (pour L’Avare, 1981), Louis de Funès entend maîtriser différents
aspects de la production et de la distribution, allant jusqu’à régler lui-même les plus menus détails. Au
moment de sa mort, il préparait aussi son premier scénario original.
Le corps du délire
Le corps, tabou de la vie sociale, est une des ressources privilégiées du comique. Les prétentions
tyranniques, les rêves de grandeur des personnages incarnés par Louis de Funèsse heurtent à la réalité
du corps de l’acteur. Il trépigne, il frappe, il s’épuise : de Funès s'impose comme un acteur hyperphysique. Au cœur de cette énergie, on trouve en premier lieu le tempo et la danse.
La « tirade du nez » d’Oscar atteste aussi de son étonnante élasticité, à l’instar des créatures de dessin
animé. De Funès est une pâte dans laquelle sont pétries diverses émotions et expressions. Il terminera
d’ailleurs transformé en masque de latex dans Fantômas et La Zizanie.
Dans l'histoire de la comédie, le travestissement a toujours généré des situations drolatiques et des
quiproquos. Louis de Funès les maîtrise à la perfection : il réussit l’exploit d’être toujours lui-même,
toujours identifiable, même sous les plus surprenants camouflages. « J’ai toujours joué ma mère »,
confessait-il.
Les Gendarme
De 1964 à 1982, la saga des Gendarme épouse la ligne de vie du Numéro 1 européen du rire. De la
vogue yé-yé au matraquage publicitaire, de de Gaulle à Mitterrand, dans une France perturbée par les
bouleversements sociaux et technologiques, le Gendarme vient apaiser le malaise français.
À la haute stature du Général (1m96) s ‘oppose le mètre 63 de Cruchot ; aux étoiles militaires, les
galons et la grenade de l’adjudant-chef. À la raideur gaullienne, les gesticulations funésiennes.
Initialement hostile au changement, le personnage de de Funès finit par s’y rallier : le père de famille
sévère accorde leur liberté à ses enfants, l’incorruptible devient laxiste sous le soleil du Midi, l’agent
de l’ordre mute en auxiliaire du chaos, la morale s’assouplit avec bonhomie et le conservateur se
convertit au progrès. Avec ses Gendarme, Louis de Funès réconcilie son public avec son temps.