Jean Michel Basquiat
Biographie Jean Michel Basquiat
"Je biffe les mots pour que vous les voyiez mieux. Le fait qu'ils sont à demi effacés vous donne envie de les lire." Jean-Michel Basquiat
Jean-Michel Basquiat, peintre américain, naît à Brooklyn, New York, le 22 décembre 1960. Il décède d'une surdose de Speedball (injection simultanée d'héroïne et de cocaïne) le 12 août 1988. Sa mort a été aussi foudroyante que sa vie a été fulgurante : à 27 ans, Jean-Michel Basquiat nous laisse plus de 2000 peintures et dessins.
Sa mère portoricaine l'emmène régulièrement visiter le MOMA, Museum of Modern Art, et encourage les penchants de son fils pour l'art. Son père est d'origine haïtienne. En 1968, Basquiat est victime d'un accident de voiture, alors qu'il joue dans la rue. Pendant son hospitalisation, sa mère lui offre un manuel d'anatomie "Gray's anatomy", qui aura par la suite une influence majeure sur son travail.
Jean Michel Basquiat © Michael Halsband
À la fin des années 70, Basquiat commence à bomber des graffitis sur les murs du centre de Manhattan en compagnie d'Al Diaz, sous le pseudonyme de "SAMO©", qui signifie "SAMe Old shit", littéralement la "même vieille merde". Lorsque cette collaboration prend fin, Basquiat entreprend de vendre des collages sous forme de cartes postales photocopiées ainsi que des dessins et des T-shirts qu'il peint lui-même. Pendant quelque temps, il joue de la clarinette et du synthétiseur dans le groupe "Gray", qu'il a fondé avec Michael Holman, Shannon Dawson et Vincent Gallo. C'est de cette époque que datent ses liens avec les réalisateurs, les musiciens et les artistes qui fréquentent les boîtes de nuit à la mode de Manhattan Downtown, le Mudd Club, le Club 57, CBGB's, Hurrah's et Tier 3. Il devient ainsi l'ami de Patti Astor, de David Byrne, de Blondie, de Madonna, de John Lurie et de Diego Cortez. Basquiat se met également à peindre sur des objets quotidiens, tels que des réfrigérateurs, des portes et des fenêtres. Sans domicile fixe pendant une longue période, il lui arrive souvent de prendre pour support de ses créations le mobilier de ceux qui lui accordent l'hospitalité. Ces objets peints se retrouvent par la suite régulièrement dans la création de Basquiat. En 1980/1981, il joue le rôle principal dans le film Downtown 81 (qui ne sort qu'en 2000), interprétant pour l'essentiel son propre personnage sur la toile de fond réelle de la scène artistique et musicale de Downtown.
Basquiat fait sa percée artistique en 1981, lorsque ses travaux sont présentés à côté de ceux d'artistes comme Keith Haring et Robert Mapplethorpe dans le cadre de l'exposition New York / New Wave au centre artistique P.S.1. La vingtaine de peintures et de dessins montrés à cette occasion retiennent l'attention de grands galeristes comme Emilio Mazzoli, Annina Nosei et Bruno Bischofberger. Après sa première exposition personnelle à la Galerie d'Emilio Mazzoli, à Modène, en Italie, on le revoit quelques mois plus tard dans une exposition collective à la galerie new-yorkaise Annina Nosei, aux côtés, notamment, des artistes conceptuelles Jenny Holzer et Barbara Kruger. En 1981, Basquiat, alors âgé de 21 ans, est invité à exposer à la Documenta. Ses oeuvres y côtoient celles de Joseph Beuys, d'Anselm Kiefer, de Gerhard Richter, de Cy Twombly et d'Andy Warhol. Promu ainsi au rang de star internationale, il expose dans des galeries de prestige, dont celle de Larry Gagosian à Los Angeles. Ce fils d'immigrés antillais est ainsi le premier artiste noir à s'imposer réellement sur la scène artistique internationale. Le galeriste zurichois Bruno Bischofberger se charge de sa représentation à l'échelle mondiale, parallèlement à la galeriste Mary Boone en Amérique. Basquiat se rend en Suisse 14 fois au total, séjournant à Bâle, Zurich et St Moritz, où il travaille dans l'atelier de Bruno Bischofberger. D'où l'apparition dans sa création d'oeuvres consacrées des motifs suisses — montagnes, téléskis, par exemple. Basquiat a 22 ans quand Ernst Beyeler l'emmène à Bâle ; il le fait exposer pour la première fois en 1983 dans sa galerie, où l'on peut découvrir les tableaux Philistines et Self-Portrait (1982 tous les deux).
L'oeuvre de Jean-Michel Basquiat s'articule en cinq phases majeures. La première va de la fin des années 70 à l'automne 1981, date à laquelle Annina Nosei met à sa disposition le sous-sol de sa galerie en guise d'atelier, ce qui lui permet de ne plus peindre sur des objets de son environnement, mais sur des toiles. Les premières toiles comme Aaron I et Cadillac Moon (1981 les deux) sont marquées par la spontanéité et la rapidité qui caractérisaient déjà les graffitis que Basquiat avait réalisés sur des murs de maisons. Il continue en même temps à dessiner : pour lui, l'acte même du dessin n'a pas pour seul objectif son résultat artistique, mais constitue une forme d'ancrage de sa propre existence quotidienne. Que ce soit en dessin, en peinture ou en musique, il se sert de ce qui existe dans son cadre immédiat ou qu'il trouve par hasard, comme c'est le cas dans Untitled (Refrigerator) ou dans Pork (1981 les deux). Influencé par les méthodes de composition de John Cage et par son invitation à intégrer le hasard et l'imprévisible dans l'art, Basquiat transforme son environnement direct en un vaste champ de libres associations. Les mots, les signes et les concepts qu'il intégre dans ses oeuvres sont souvent recueillis dans la rue, mais aussi dans des livres, à la télévision, sur des disques, dans des films et des conversations. Le hip-hop et ses procédés artistiques du sampling et du scratching jouent également un rôle dans son oeuvre. L'association entre pentimenti, acrylique, pastel gras et collage donne naissance à une forme de hip-hop pictural et rythmé. En 1982, Basquiat produit avec d'autres musiciens un disque, Beat Bop, qui devient un classique des débuts du hip-hop. La musique, et notamment le jazz de musiciens noirs comme Billie Holliday, Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Max Roach et Miles Davis, accompagne Basquiat toute sa vie durant.
La deuxième phase de sa création, entre 1981 et 1982, est surtout dominée par la peinture sur toile. Boy and Dog in a Johnnypump (1982) et Untitled (1981) constituent des exemples marquants de cette période. Basquiat accorde alors une place croissante à la peinture, sans interrompre pour autant le dialogue avec le dessin, en associant sur la toile acrylique et pastel gras dans des couleurs de plus en plus intenses. On observe dans le même temps un élargissement de son répertoire figuratif et de son corpus d'éléments picturaux. La toile en tant que fond reste présente et établit une association avec le mur porteur de graffiti. De plus en plus, Basquiat commence alors à superposer plusieurs couches de peintures ; dans certains cas, il ne crée des éléments picturaux et des traits que pour les faire aussitôt disparaître. Cette alternance entre transparence et disparition, érigée en méthode stylistique délibérée, détermine alors son processus de création : il repeint sur ses compositions et sur ses éléments picturaux, intégralement ou partiellement, permettant tout de même au spectateur de discerner la représentation d'origine. Il ouvre ainsi une seconde réalité picturale, proprement haptique.
Le début de la troisième phase est marqué par une exposition de travaux à la Fun Gallery de New York en novembre 1982. Basquiat recommence alors à dessiner des mots et des symboles de façon accrue et se lance dans l'utilisation de matières brutes comme support pictural. Il s'intéresse de très près au support de l'image et à sa matérialité. S'inspirant des Combine-Paintings de Robert Rauschenberg, il renonce aux châssis pour tendre ses toiles sur des supports fort peu orthodoxes, palettes de bois, assemblage de portes notamment. Poussé à l'extrême, ce procédé donne naissance à une sorte de sculpture de toile et de bois. La forme du triptyque, que Basquiat utilise dans une série de travaux de 1982 et de 1983, lui permet, par le montage de plusieurs toiles, d'élargir le champ pictural en se livrant à une forme de sampling. La représentation de célèbres boxeurs afro-américains comme Mohammed Ali (Cassius Clay, 1982), Joe Lewis, Jersey Joe Walcott ou Jack Johnson s'inscrit également dans ce corpus. Par analogie symbolique avec la sauvagerie de ces célèbres boxeurs, la toile paraît littéralement indomptée, ne fût-ce parce qu'elle laisse apparaître par endroits la palette de transport faite de lattes de bois brutes. Basquiat associe jusqu'à douze panneaux, accordant toujours à chaque segment une totale indépendance. Il poursuit ainsi son "rap" en associant les mots, les signes, les pictogrammes et les éléments picturaux les plus divers. La couronne à trois pointes apparaît avec une fréquence particulière, par exemple dans Untitled (1982), parallèlement à la couronne d'épines, ces deux motifs prenant valeur d'icônes dans l'oeuvre de Basquiat. Au printemps de 1983, ses oeuvres atteignent leur complexité suprême, tant par leurs thèmes picturaux que par les stratégies artistiques que Basquiat associe et transforme désormais avec une infinie diversité. Esquissant un parallèle avec le style de performance de ses dessins, ses toiles sont également le fruit d'un processus créatif ; elle se développent à partir de structures préétablies et de hasards. Les agressions physiques contre le support pictural et contre l'oeuvre sous forme de remaniement, de destruction et de recomposition des panneaux picturaux relèvent de la méthode artistique de Basquiat. Celui-ci met également des mots en relief, par leur disparition même. In Italian (1983) et Zydeco (1984) en constituent des exemples frappants.
L'année 1983 marque également le point de départ d'une collaboration intensive et d'une grande amitié avec Andy Warhol. Au cours de cette quatrième phase de création qui commence en 1984, il reprend d'anciens collages dont il réalise une forme de sampling à l'aide du procédé sérigraphique auquel Warhol l'a initié. Parallèlement, il se consacre davantage à la peinture sur toile. À l'instigation de son galeriste Bruno Bischofberger, il réalise d'abord une quinzaine de travaux collectifs avec Warhol et Francesco Clemente. Suivront dans les années 1984/1985 une centaine de nouvelles oeuvres en coopération avec Warhol, soit le dixième de la production picturale de Basquiat. Celui-ci met brutalement fin à cette collaboration fructueuse en 1985, après le mauvais accueil réservé par la critique à une exposition comprenant seize Collaborations présentées à la galerie Tony Shafrazi de New York.
Les années 1986 à 1988 constituent la cinquième et dernière phase de création de cet artiste. Il élabore alors un nouveau type de représentation figurative et élargit considérablement son répertoire de symboles et de contenus. Les oeuvres de cette époque se caractérisent par une alternance entre un vide radical et une abondance qui paraît presque dictée par l'horror vacui, comme en témoigne Light Blue Movers de 1987. Cette année-là, Basquiat crée aussi une série d'importants dessins de grand format, qui laissent transparaître la fascination de l'artiste pour la mort. Riding with Death (1988) est devenu l'icône de la propre mort de Basquiat, et un véritable substrat de son mythe.
L'oeuvre de Basquiat doit son originalité et sa singularité à une forme d'appropriation du quotidien, du fortuit en même temps que de l'apparemment important. Il copie délibérément des éléments de la réalité qui l'entoure, il introduit le hasard comme stratégie artistique et transforme le matériau esthétique préexistant en esthétique personnelle. Jean-Michel Basquiat a été aussi bien un précurseur de la société du savoir que de la génération du couper-coller, qu'il a anticipée dans son utilisation de nouveaux médias.
Sépulture de Jean Michel Basquiat au cimetière de Green-Wood, New York. Photo: Lthomas2
Toute la vie de Basquiat est jalonnée de rencontres avec les artistes et célébrités les plus en vue. Citons notamment Julian Schnabel, David Salle, Francesco Clemente et Enzo Cucchi, mais aussi Madonna et la star du pop art Andy Warhol.
Dans ses oeuvres Jean Michel Basquiat explore son identité ethnique, à la fois noire et hispanique. On y retrouve aussi des images de la rue, des jeux d'enfants, des bâtiments, mais aussi des personnages squelettiques, des visages en forme de masque.
On retrouve dans les compositions picturales de Basquiat l'intensité et l'énergie qui ont marqué sa brève existence. En l'espace de huit ans seulement, il crée une oeuvre de grande ampleur, comprenant un millier de peintures et plus de deux mille dessins. Il parvient ainsi à imposer, à côté de l'art conceptuel et du Minimal Art alors dominants, de nouveaux éléments figuratifs et expressifs. Ses oeuvres peuplées de personnages qui semblent sortis de bandes dessinées, de silhouettes squelettiques, d'objets quotidiens bizarres et de slogans poétiques frappent par leur force et par la somptuosité de leurs couleurs. Associant des motifs issus de la culture pop et de l'histoire culturelle — plus particulièrement du monde de la musique et du sport —, ainsi que des thèmes politiques et sociaux, elles se livrent à des commentaires critiques et ironiques sur la société de consommation et sur l'injustice sociale, en faisant porter un accent tout particulier sur le racisme.
"J'utilise le Noir comme protagoniste principal de toutes mes peintures. Les Noirs ne sont jamais portraiturés d'une manière réaliste, pas même portraiturés dans l'art moderne, et je suis heureux de le faire." Jean Michel Basquiat
Expositions Jean Michel Basquiat (sélection)
- 2010 : Basquiat - Musée d'Art moderne de la Ville de Paris
- 2010 : Basquiat - Fondation Beyeler, Bâle
- 1987 : il expose dans la galerie parisienne de Daniel Templon.
- 1983 : Biennale du Whitney Museum of African Art. Basquiat est à la fois le plus jeune artiste et le premier artiste noir à y exposer.
- 1981 : exposition New York / New Wave organisée par Diego Cortez, aux côtés de Keith Harring, Andy Warhol et Robert Mapplethorpe.
- 1980 : Basquiat participe au Times Square Show, une exposition d'artistes, patronnée par les Collaborative Projects Incorporated.
Citations Jean Michel Basquiat
"Je redessine et j'efface mais jamais au point que l'on ne puisse plus voir ce qu'il y avait avant.
C'est ma version du repentir."
"C'était un noise band. Je jouais avec une lime sur une guitare et un synthétiseur. A l'époque,
j'étais inspiré par John Cage – de la musique qui n'est pas vraiment de la musique. Nous nous
efforcions d'être imparfaits, rugueux, excentriquement beaux."
"C'est moi qui ait aidé Andy Warhol à peindre ! Cela faisait vingt ans qu'il n'avait pas touché un
pinceau. Grâce à notre collaboration, il a pu retrouver sa relation à la peinture. Clemente était aussi
de la partie. La production de peintures collectives nous a permis d'affirmer notre identité, chacun
donnant à, prenant de, affectant l'autre."
"Je ne suis jamais allé en Afrique. Je suis un artiste qui a subi l’influence de son environnement
New-Yorkais. Mais je possède une mémoire culturelle. Je n’ai pas besoin de la chercher, elle
existe."
Oeuvres Jean Michel Basquiat
- Jean-Michel Basquiat, "Exu", 1988
On reconnaît sur cette toile la forme et les attributs d'Exú, assortis de
couleurs vives et éclaboussés de taches de peintures, à l'image de la jeunesse et de
la vigueur de la divinité. Les yeux omniprésents, dont le contour rappelle les
coquillages divinatoires (cauris), renvoient à sa fonction de gardien, et à celle de
devin que l'on consulte pour connaître l'avenir. Une explosion de cigarettes évoque
celles que les Haïtiens offrent à Exú aux carrefours, aux endroits incertains où se
croisent les chemins. La bouche dévoratrice est grande ouverte, les couteaux
ornent sa tête et il est armé d'une lance de fer. Le X d'Exú est surligné, peut-être en
rappel de cette culture des anciens esclaves métissée au croisement des traditions
occidentales et africaines.
Exú prend ici la forme, qu'on lui connaît publiquement à Haïti, d'un
bonhomme stylisé en fer, armé d'un trident. On peut penser que Basquiat a
souhaité, dans son aspect physique, s'identifier à l'entité métissée et plurielle
d'Exú. C'est en partie visible dans la coiffure à trois pointes que l'artiste a arborée
pendant un certain temps, rappelant le principe dynamique attribué au chiffre 3 :
Exú, en tant que descendant, fils engendré, enfant qui va vers une croissance
incontrôlable.
- Jean-Michel Basquiat, "MP", 1984
Confrontant dans une même oeuvre plénitude picturale et écritures raturées où se devine un sentiment d'urgence et
de précarité, MP est une oeuvre particulièrement riche et contrastée. En unissant sur une même toile monumentale
une grande économie de moyens et palympseste fiévreux, Jean-Michel Basquiat signe avec MP une oeuvre à la
mesure de son génie, de laquelle une force toute classique s'impose.
Conçue en deux parties, sur un superbe fond blanc, occupé à gauche par le portrait d'un éphèbe noir plus grand que
nature, à droite par une colonne de graffiti, MP est une oeuvre aussi sophistiquée qu'expressive. Elle est en outre une
oeuvre éminemment emblématique.
Dans la partie droite de MP, l'autoportrait présumé a tout de l'emblème de la conquête : la conquête du monde de l'art
par celui qui est né noir, dans le Brooklyn des années soixante, d'un père haïtien et d'une mère portoricaine. Le
caractère massif et monolithique de la figure en pieds résulte de la quasi-monochromie noire accentuée par le
contraste du blanc de l'arrière-plan, de la position frontale archaïsante et de celle des bras, croisés. Plus que tout
autre motif, la figure humaine occupe une place centrale dans l'oeuvre de Jean-Michel Basquiat. Dans ce corpus, les
boxeurs noirs, gladiateurs des temps modernes, comptent parmi ceux qui le fascinent et l'inspirent. Dans l'attitude
hiératique les bras croisés, comme un concentré de force, il y a de leur détermination.
Intransigeante et superbe, la
frontalité n'est pas sans évoquer celle des idoles et fétiches totémiques de l'Afrique originelle. Schématique, le visage
a lui-même les traits des masques cérémoniels tribaux. Pareils caractères, tête primitive et repliement des bras, se
retrouvent dans les oeuvres précubistes de Picasso, l'un des maîtres dont Basquiat fait le portrait en 1984, l'année de l'autoportrait MP. Le potentiel de puissance de MP a également quelque chose de la brutalité des figures peintes par
Jean Dubuffet dans Mirobolus, Macadam et Cie. Datant des années 1945, ce cycle est marqué par l'emploi du
goudron comme medium. Entre goudron, peau noire et carbon dont le nom est répété frénétiquement dans la partie
droite de MP, les transitions sont multiples.
Dans MP, le rehaut de peinture blanche au creux de la cuisse suggère,
fusse de manière métonymique, une connaissance anatomique qu'avait effectivement Basquiat. Sa fascination pour
le traité Anatomy de Gray et, dans la foulée, pour les dessins d'écorchés de Léonard de Vinci se retrouvent dans un
grand nombre d'oeuvre de Basquiat. Dans MP, classicisme et archaïsme se marient naturellement.
A la croisée des sources, le portrait de MP est une figure hautement synthétique et symbolique: celle de l'homme noir
qui fait de son passé d'esclave le socle d'une réussite qu'il est devenu en droit d'exalter.
MP s'impose comme le manifeste d'un artiste noir en pleine possession de ses
moyens, se trouvant confronté, par une précoce reconnaissance sociale, au "problématique statut d'artiste où
s'exercent les conditions d'un face à face avec soi-même" (Michel Enrici, J.M. Basquiat, Paris, 1989, p. 11).
Dans la partie gauche de l'oeuvre, mots, bribes de phrases, chiffres, logos et dessins sont tracés aux crayons sur une
colonne de feuilles de papier collées à même la toile. D'une complexité qui ne cède pas à la confusion, ces éléments
scripturaires déclinent certaines des obsessions de Jean-Michel Basquiat. Mémorial de souvenirs plus ou moins
lointains et liste de nouvelles tentations que l'argent de la célébrité rend immédiates : ces feuilles griffonnées sont des
trophées.
Sur le plan formel comme sur le plan intellectuel en raison du décryptage qu'elles suscitent, ces inscriptions ne sont pas sans évoquer les écritures cunéiformes gravées dans le basalte noir du célèbre code d'Hammourabi (1750 avant J.C.).
Recueil internationalement utilisé par les artistes graphiques et les publicistes, le Symbol Source Book d'Henry Dreyfus (dont un chapitre est consacré au langage écrit des hobos) compte parmi les sources, hiéroglyphes, calligrammes, pictogrammes et autres anagrammes que convoque Jean-Michel Basquiat.
Dans MP, la colonne de symboles qui se dresse comme une palissade est aussi une autocitation de son passé de
graffeur dans l'underground new-yorkais à l'époque où il signait ses graffitis des initiales SAMO (same old shit).
Empruntés aux primitifs et aux déshérités, ces tags proto-picturaux sont dès l'origine considérés par l'artiste comme
une forme de poésie publique.
Dans MP, teneur et tension poétiques sont à leur comble : à côté de phrases lapidaires
et disparates comme Has anyone seen my pigment on the line, Hateful blues, Hellhound on my trail, Blood in
stomach, Live worms, How to remove sunlight, Excess, Regeneration..., le mot carbon est scandé. A l'instar des
autres mots qu'il emploie, carbon est chez Jean-Michel Basquiat polysémique. Par sa couleur, noire, le mot carbon
répété en lettres capitales renvoie comme dans un jeu de miroirs et de symétrie à la couleur de la peau de l'artiste,
peint dans la partie gauche du tableau. Le carbone compose le graphite, c'est-à-dire le crayon de l'artiste. Le carbone
entre aussi dans la composition du diamant, précieux et inaltérable. Par le détour des sens cachés et jeux de mots
chers à l'artiste, est-il aussi synonyme de diamond dust, autrement dit de cocaïne ? C'est possible. Le carbone évoque
évidemment le goudron des cigarettes dont le dessin et la marque (Lucky Strike) se retrouvent ça et là sur toute la
colonne.
Au milieu de sigles tels le Yen currency (devise qui fait référence, comme le dollar, à la valeur marchande
des hommes et des choses) ou la faux (qui renvoie au travail manuel des peuplades africaines), une plante plus ou
moins exotique - peut-être du tabac - fait office de nature-morte.
Les chiffres romains alignés verticalement induisent
quant à eux une espèce de cadre spatio-temporel qui se retrouve chez Cy Twombly, l'une des figures tutélaires de
Jean-Michel Basquiat. Mais si le graphisme de Jean-Michel Basquiat
plonge effectivement ses racines dans l'oeuvre de Cy Twombly, il innove en associant la turbulence du trait à la
densité de la peinture. MP en est le meilleur exemple.