De l'architecture au paysage : les œuvres de jeunesse
Les premières études de paysage et d'architecture de William Turner témoignent de ses rapides progrès. Élève à la Royal Academy, Turner développe aussi ses talents de dessinateur en travaillant pour plusieurs architectes. Il prend bientôt l'habitude de partir en voyage l'été avec ses carnets de dessins, en quête de sujets d'inspiration pour créer des œuvres destinées à alimenter les expositions de la Royal Academy ou à satisfaire des commandes.
Il s'éloigne un peu plus de Londres chaque année, explorant le sud et l'ouest de l'Angleterre, le pays de Galles et les sites de plus en plus spectaculaires à mesure que l'on progresse vers le nord, comme dans les Highlands en Écosse. À cette époque, l'empire britannique s'étend sur toute la planète mais la guerre contre la France interdit tout voyage outre-Manche. Au cours de ces années, la représentation par les artistes anglais du paysage et du patrimoine nationaux recèle des accents patriotiques. Turner devient un artiste recherché des collectionneurs, comme l'antiquaire Sir Richard Colt Hoare à Stourhead et le très fortuné William Beckford à Fonthill Abbey.
Nature et idéal : l'Angleterre, 1805-1815
La brève paix d'Amiens entre le Royaume-Uni et la France (1802-1803) permet à William Turner de découvrir la grandeur des Alpes suisses et d'étudier les maîtres anciens au Louvre. Mais l'Europe continentale redevient inaccessible jusqu'à la défaite de Napoléon en 1815, si bien que Turner continue d'explorer l'Angleterre. Il se documente notamment pour répondre à des commandes d'aquarelles destinées à être reproduites en gravures dans des ouvrages comme Vues pittoresques de la côte sud de l'Angleterre et Histoire du comté de Richmond. Ces projets font connaître son art à un public plus vaste.
William Turner entreprend d'ouvrir sa propre galerie à Londres en 1804 pour y organiser annuellement des expositions personnelles, dans lesquelles il présente des œuvres sur papier et des peintures à l'huile. L'année suivante, il habite quelque temps en bordure de la Tamise à la campagne, à l'ouest de Londres, naviguant sur le fleuve et peignant parfois directement à l'aquarelle d'après nature. En 1807, il est nommé professeur de perspective à la Royal Academy, tout en poursuivant sa production de compositions originales à l'aquarelle.
Il cherche aussi à consolider sa renommée de théoricien du paysage à travers les gravures ambitieuses de son Liber Studiorum (« Livre des Études ») publié entre 1807 et 1819. Élaboré à partir de motifs à l'aquarelle, le Liber établit des catégories de paysage, allant du paysage naturaliste au paysage idéal : « architectural », « historique », « marin », « montagneux », « pastoral » et « pastoral élevé ». À la source de cet ouvrage, le Liber Veritatis, gravé d'après les dessins paysagers de Claude Lorrain (1600 – 1682), exerce une influence constante sur l'art de Turner.
À la découverte de l'Europe : 1815-1830
Avec l'instauration d'une paix durable en Europe, William Turner parcourt en 1817 la Belgique, les Pays-Bas et la Rhénanie allemande. Suivent de nombreux voyages sur le continent durant près de trente ans, souvent dans des régions montagneuses ou le long de cours d'eau majeurs.
En 1819-1820, il effectue tard dans sa carrière un « Grand Tour » d'Italie de six mois, à Rome principalement, où il étudie les grands monuments, l'art et les antiquités, et également à Naples et à Venise. Ce long périple dans le sud est volontiers considéré comme une période clé dans la carrière de Turner. Il accentuera durablement son traitement déjà intense de la lumière et de la couleur. En 1828, il séjourne à nouveau plusieurs mois à Rome, où il expose des peintures réalisées sur place.
Parallèlement à ces voyages sur le continent, William Turner continue à parcourir l'Angleterre. Constamment sollicité par les éditeurs de gravures, Turner effectue des dessins pour les séries Marines, Les Rivières anglaises et Les Ports anglais. Il explore la vie et le caractère anglais dans l'importante série des Vues pittoresques d'Angleterre et du Pays de Galles (gravée entre 1827 et 1838).
Les voyages de Turner : 1830-1840
Dans les années 1820, William Turner a visité la France au fil de la Seine et parcouru la Belgique, le Luxembourg et l'Allemagne. Durant les dix années suivantes, il poursuit ses voyages en Europe. À cette époque, il aime peindre les paysages, les petites et les grandes villes à l'aquarelle et à la gouache, sur des papiers teintés qu'il transporte en liasses avec ses carnets habituels. Ses vues des bords de la Loire et de la Seine ont été gravées en petit format pour trois livres de voyages publiés entre 1833 et 1835 intitulés Promenades au bord de la Loire et Promenades au bord de la Seine et commercialisés sous le titre générique de Tour annuel de Turner.
Certaines vues de ce type sont exécutées à partir de premiers contours au crayon vraisemblablement dessinés sur le vif. William Turner travaille en effet rarement à l'aquarelle en extérieur car cela demande selon lui trop de temps : il préfère ajouter les détails et la couleur dans un second temps, peut-être le soir même dans une auberge ou à son retour à Londres. Cependant, certains des paysages alpestres qu'il réalise en 1836 en France, en Suisse et dans le Val d'Aoste, font peut-être exception, à en croire un compagnon de Turner qui le décrit travaillant l'aquarelle en plein air.
En 1818, il est chargé pour la première fois d'illustrer, pour des éditions commerciales, les écrits du poète et romancier Sir Walter Scott par des aquarelles aux détails minutieux. William Turner illustre par la suite de nombreux ouvrages, parmi lesquels les poèmes de Samuel Rogers, dont les pages bénéficieront de l'imagerie vivante de Turner.
Lumière et couleur
Sa pratique de l'aquarelle amène parfois William Turner à exécuter des études en couleurs détaillées de même format que ses projets aboutis. Même pour ces compositions, il aurait déclaré qu'il ne travaille « pas selon un processus établi, mais joue avec les couleurs jusqu'à ce qu'il ait exprimé les idées qu'il a en tête ». On conserve un grand nombre de ces feuilles réalisées à partir de la fin des années 1810, dites « ébauches colorées » (colour beginnings).
Ce type d'études colorées, traitées avec une grande liberté, fait écho aux dessins détaillés de ses carnets qui constituent ses sources premières. Les « ébauches colorées » qu'il peint dans l'atelier à partir de ses dessins lui permettent de réintroduire la lumière et la couleur en faisant appel à sa mémoire visuelle phénoménale, à son imagination et à sa maîtrise technique inégalée.
D'amples lavis aux couleurs intenses transparaissent souvent sous le fini délicat d'aquarelles achevées. Sa pratique de la peinture à l'huile suggère des procédés comparables : parfois, les « jours de vernissage » précédant les expositions de la Royal Academy, Turner complète de touches rapides une composition largement inachevée afin de l'unifier.
Les « ébauches colorées » peuvent tout à fait apparaître à des spectateurs modernes comme l'expression d'humeurs et d'atmosphères. Que Turner en ait conservé autant laisse supposer que lui-même retirait une satisfaction esthétique de ces expériences privées.
Une approche sensible de l'art
William Turner vient régulièrement se détendre sur les terres de son protecteur Lord Egremont à Petworth dans le Sussex, où il peint des aquarelles intimistes du manoir et de ses habitants. Ces œuvres à la touche enlevée traduisent la grande liberté de l'artiste qui se plaît à expérimenter, tant dans le choix des motifs que dans celui des matériaux qu'il emploie. Sont également présentés dans cette salle une palette et un cabinet à pigments ayant tous deux appartenu à Turner et qui témoignent directement de son audace dans l'utilisation des couleurs et en particulier d'un usage fréquent des couleurs primaires, le rouge, le jaune et le bleu. Ce goût pour les coloris éclatants va s'exacerber dans les œuvres de sa maturité.
Maître et magicien : les œuvres de la maturité
Durant la dernière décennie de sa carrière, jusqu'au milieu des années 1840, Turner va produire certaines de ses plus belles aquarelles. Créées dans un contexte de changement, tant des goûts que des classes de sa clientèle, elles ne sont plus destinées à des expositions ou à des éditeurs, mais à un cercle restreint de collectionneurs ou d'admirateur avantgardistes. Au fur et à mesure que la pression des grands projets d'estampes diminue, William Turner redevient plus prolifique dans sa production privée. Il retrouve le plaisir de peindre sans se plier à la nécessité de dessiner.
Un troisième et dernier voyage à Venise en 1840 inspire la production d'une multitude d'aquarelles et de plusieurs toiles présentant la cité à toute heure du jour et de la nuit. L'interaction de la lumière et des reflets sur l'eau de la lagune dissout les formes architecturales dans des lavis limpides. À propos d'une vue de Venise peinte à l'huile, un critique qualifie William Turner de « magicien » qui « commande aux esprits de la Terre, de l'Air, du Feu et de l'Eau ».
Ces œuvres mêlant les éléments entre eux prennent également forme durant ses voyages estivaux dans les Alpes, entre 1841 et 1844. Elles évoquent tantôt les masses simplifiées de montagnes accrochant une aube fugace, tantôt un coucher de soleil sur des lacs miroitants.
La main et le cœur : les dernières œuvres
Après plus d'un demi-siècle de travail et de voyages, la santé de William Turner se met à décliner alors qu'il atteint l'âge de soixante-dix ans. Il fait encore deux brefs séjours dans le nord de la France et sur la côte normande en 1845, « à la recherche de tempêtes et d'épaves ». Il y produit des études limpides mêlant la mer, le rivage et le ciel. Très semblables à celles qu'il exécute depuis des années pour son propre plaisir, elles n'affichent aucun indice de date ou de lieu, mais n'en sont pas moins assurées et réalisées de main de maître.
Durant ses dernières années, Turner se rend régulièrement dans la ville balnéaire anglaise de Margate. Là, les limites de la Tamise se confondent avec l'horizon infini de la mer sous les ciels « les plus beaux de toute l'Europe », selon ses propres mots. Bien des études du soleil et des nuages brossées là ou ailleurs se passent entièrement de détails topographiques. Baignées de lumière, elles sont devenues de pures méditations de l'artiste sur le monde.
Une même démarche semble présider à l'élaboration des peintures à l'huile que réalise Turner à cette époque, tant sur le plan conceptuel que formel. Son style se fait plus vif, la touche plus empâtée et les compositions figuratives cèdent le pas à des toiles qui suggèrent plus qu'elles ne décrivent, en s'appuyant sur une appréciation subtile de la lumière, de la couleur et des effets atmosphériques. Cette dissolution des formes aux profit d'effets sensibles, d'abord visible dans ses marines, est également à l'œuvre dans les dernières toiles que l'artiste expose au public à la Royal Academy en 1850. William Turner s'éteint l'année suivante, en laissant derrière lui un fonds d'une richesse et d'une variété exceptionnelles.