L'exposition Vermeer au musée du Louvre réussit la prouesse de réunir à Paris 12 oeuvres de Johannes Vermeer, soit un tiers des 36 tableaux aujourd'hui reconnus de la main de l'artiste.
Depuis la redécouverte de l'artiste par Thoré-Bürger dans les années 1860, la présentation au public d'oeuvres de Johannes
Vermeer est toujours un événement.
"Vermeer et les maîtres de la peinture de genre" s'inscrit ainsi dans la lignée d'expositions majeures, dont la première remonte à 1866, au Palais des Champs-Elysées.
Vermeer, La Laitière (détail)
Parcours de l'exposition Vermeer et les maîtres de la peinture de genre
Johannes Vermeer, c'est "le sphinx de Delft". Cette expression a figé la personnalité de Johannes Vermeer (1632-1675) dans une pose énigmatique et solitaire. L'exposition du Louvre, au contraire, considère les peintures de
Vermeer non pas dans un splendide isolement, mais selon un réseau qui les dépasse.
La pesée
La Femme à la balance de Vermeer tire sa beauté du geste arrêté d'une jeune femme, luxueusement vêtue, dans un
intérieur à la lumière tamisée. L'équilibre et la grâce : ces qualités sont présentes dans La Peseuse d'or de Pieter de
Hooch, un peintre actif plusieurs années à Delft. Les similitudes entre les deux toiles semblent inexplicables, sans que
l'un connaisse l'oeuvre de l'autre. Vermeer paraît s'appuyer sur la représentation prosaïque de son confrère : une femme
pesant des pièces de monnaie. Le motif devient sujet de réflexion, la figure féminine se détachant désormais sur fond de
Jugement dernier (tableau dans le tableau).
La qualification morale de la lumière – une certaine manière d'envelopper les êtres et les choses dans le mystère et un
abîme de pensée – est toute de Vermeer. Le secret de ces tableaux réside toutefois dans le fait que De Hooch, au
moment de leur exécution, avait quitté Delft pour Amsterdam : on ignore ainsi quand il aurait montré sa Peseuse d'or à
Vermeer.
Missives amoureuses
Dans le pays le plus urbanisé de l'Europe du XVIIe siècle, il n'est pas étonnant de rencontrer un grand nombre de
personnes sachant lire et écrire. Telle n'était pas la situation de la France de Louis XIV, essentiellement rurale. Les
peintres de la scène de genre élégante montrent toutefois une certaine variété d'écriture ou de lecture : il s'agit de
correspondance amoureuse. On ne saurait surestimer le défi que constitue, pour un peintre, la représentation de
l'écriture ou de la lecture : le silence, la concentration et le temps. L'une des trouvailles des peintres est de distribuer les
acteurs sur deux tableaux distincts. L'histoire s'en trouve enrichie. Vermeer, lui, introduit au premier plan de sa toile
une lettre froissée, jetée au sol : suivant une économie de moyens caractéristique, c'est de ce simple objet que rayonne
toute l'histoire du tableau. À ce compte-là, les jeunes filles au miroir semblent de délicates variations sur les thèmes du
silence, du regard ou du recueillement.
Tributs
Parmi les thèmes prisés par les maîtres de la scène de genre, celui de la visite a peut-être connu le plus de variations.
Variations ? Ou plutôt décalages, croisements, tributs. Les visites ici exposées (impromptues, espérées ou importunes)
forment une véritable chambre aux échos. À voir ainsi les tableaux rapprochés selon un fondu enchaîné, on comprend
que les peintres avaient accès aux oeuvres les uns des autres. Encore une fois, c'est Ter Borch qui semble jeter les dés – ses combinaisons sont ensuite reprises par ses collègues, mais réagencées. Leitmotiv de ces peintures, obsession de tous ses rivaux, le satin de Ter Borch est mis en vedette. Netscher, Metsu ou Van der Neer semblent n'avoir vécu que pour
peindre une robe plus belle encore que celles de Ter Borch ! Ces visites diversement coordonnées forment un
contrepoint aux saynètes qui montrent de jeunes beautés immobiles, occupées à leur toilette et à leur parure.
Aphrodisiaques
L'essor d'un thème fameux – le repas d'huîtres – laisse entrevoir des logiques souterraines. À son habitude, Ter Borch
lance le mouvement depuis Deventer, avec un couple dans lequel l'homme entraîne la femme : le vin blanc prélude à
d'autres plaisirs… À Leyde, Van Mieris s'empare de cette composition. Steen, actif dans ces mêmes années 1660 à
Warmond et ami de Van Mieris, injecte ce tête-à-tête dans une saynète. Autant que les moeurs réorchestrées, les
tableaux disent le tempérament des artistes : Ter Borch, hautain, impeccable ; Van Mieris, magistral, comprimant en
une miniature toute la truculence du monde ; Steen, enfin, vaguement inquiétant, laisse bruire l'affairisme autour de ses personnages.
Les perroquets
La beauté d'un perroquet lie trois oeuvres virtuoses – voyez la friandise que la jeune femme fait déguster à son
compagnon ailé. À Leyde, Van Mieris est l'élève de Dou, mais il se déprend ici de l'art de son maître : alors que Dou
s'évertue à renouveler l'histoire, située dans une niche précieuse, Van Mieris élève au rang de poésie le passe-temps
d'une élégante. Son personnage, face au perroquet gris du Gabon, n'a rien à envier aux princesses des cours d'Europe.
Netscher, à La Haye, glisse un page dans la pénombre, jouant avec les idées de Dou. Le coussin à ouvrage – celui des
dentellières –, situé au centre du Van Mieris, ouvrait autrement davantage à des échos vermeeriens...
Sans Vermeer ?
Le réseau des peintres de genre actifs après 1650, en Hollande, ne repose pas sur Vermeer seul. Tout ne part pas de lui,
tout n'aboutit pas à lui. Il faut garder à l'esprit les relations artistiques liant, par exemple, Jan Steen et Frans van Mieris ;
Pieter de Hooch et Gerard ter Borch ; ou encore ce dernier et Jacob Ochtervelt. La combinatoire des motifs et des
compositions, pourtant imaginés en des lieux différents et par des maîtres différents, défie les attentes. Ces variations,
ces sautes de style appliquées à un même modèle, ces reprises détournées, dessinent tout un monde artistique. Le voir
s'éployer sans Vermeer est une façon de réfléchir, en contrepoint, à la nature de son art.
Cordes sensibles
Le thème de la joueuse de virginal, ou petit clavecin, réunit les grâces de l'art de Vermeer : la jeunesse, une savante
distance, une réflexion seulement à son aise dans de beaux intérieurs. La musique (harmonie, duo ou solo) est propice à
toutes les allusions galantes. À celles-ci, Vermeer ne tente pas d'échapper. Il favorise une psychologie resserrée,
délaissant les détails et plaçant son personnage – comme son spectateur – à la croisée des interprétations. Voilà peut-être
la contribution de Vermeer à la représentation musicale.
Ses avant-courriers s'étaient plu à d'autres jeux : ainsi de la figure d'un page, porteur de boissons ou d'un instrument,
qui circule d'un tableau à l'autre sous des pinceaux différents ; ainsi de la soliste, tantôt vue en pied, tantôt aux genoux,
de profil ou la tête tournée ; ainsi du maître de chant, plus ou moins entreprenant... Ce sont Ter Borch ou Dou qui
paraissent en être les initiateurs, alors que le faîte du raffinement est atteint par Van Mieris.
Enfilades
Peint par Samuel van Hoogstraten avant son départ pour l'Angleterre, en 1662, Intérieur hollandais, dit Les Pantoufles,
est la seule composition vide de présence humaine dans l'exposition. L'oeuvre – paradoxe séduisant – est exemplaire de
la capacité des peintres à suggérer une narration. Clés, socques au sol, chandelle consumée ou porte ouverte sur
l'extérieur (invisible) disent le départ tout récent... La chronologie incite à penser que cette peinture a été la source
d'autres enfilades. Jan Steen pose un crâne au sol, non loin des « pantoufles » qu'il reprend à son compte : le peintre
des ribaudes verse dans la méditation. Pieter de Hooch, lui, se passionne pour l'emboîtement des espaces.
Le jour et la nuit
Que Vermeer ait campé son Astronome comme son Géographe au grand jour va-t-il de soi ? Ce n'est qu'à la vue de
savants dans leur étude, plongée dans l'obscurité, que la nouveauté de Vermeer devient perceptible. Là où Gerard Dou,
son prédécesseur en la matière, figurait un érudit empruntant encore beaucoup à l'alchimiste, entre pittoresque et quête
vaine, Vermeer montre un Moderne. C'est la lumière de la raison qui éclaire la scène. Les instruments (astrolabe,
arbalestrille, globe) comme le manteau d'intérieur, dérivé du kimono, attestent l'ouverture cosmopolite de la Hollande.
Exemples inaccoutumés d'une variation sur soi-même à l'intérieur de l'oeuvre de Vermeer, L'Astronome et Le
Géographe peuvent donc s'entendre dans la distance établie avec la tradition. Enfin, ni l'un ni l'autre ne sont des
portraits : il s'agit bien d'un type professionnel et même d'un type social. L'intérieur comme le costume désignent le
personnage comme l'un des membres de l'élite.
Deux dames
La Dentellière du Louvre comme La Laitière du Rijksmuseum sont souvent prises entre contresens et interprétations
hardies. La première est perçue comme une ouvrière au travail ; la seconde serait une discrète tentatrice. En vérité,
c'est une jeune fille de qualité, occupée à une activité comparable à la musique, qui apparaît dans La Dentellière. Et il
semble bien que la robuste créature, se détachant sur fond de mur blanchi à la chaux, absorbée dans la préparation
d'un pain perdu, soit d'abord une figure nourricière, sorte d'allégorie de la plénitude et de la santé, une Vertu profane
exaltée par la grâce de la lumière. Dans les deux cas, le Vermeer doit se comprendre en relation avec d'autres
tableautins. Les rapprochements ici proposés, s'ils suggèrent des filiations, disent surtout le génie de Vermeer. Plutôt
que par compilation à partir de ces modèles, c'est par soustraction que se développe sa peinture.
Silhouettes
Vermeer n'est pas inconscient de l'attrait comme des prestiges
d'une silhouette féminine vue de dos – éternellement mystérieuse.
Il n'est pas le seul : Gerard Ter Borch, Pieter de Hooch ou encore
Jacob Ochtervelt ont pu faire glisser, d'un tableau l'autre, une
jeune personne, ici placée dans un groupe, là en tête à tête, mais, au
fond, toujours seule. Le jeu artistique consiste à inventer les
moyens de distinguer celle vers qui convergent tous les regards.
Tantôt déjetée sur le bord du tableau, tantôt bien campée en son
centre, tantôt cristallisant l'attention avec sa robe hors de prix.
Le tempérament des artistes éclate au grand jour : De Hooch
apprécie les narrations franches ; Ochtervelt joue les trouvères
languides ; Ter Borch distille, dans sa peinture, les paradoxes d'une
dignité traversée d'ambiguïtés. On comprend dès lors que, chez les
collectionneurs hollandais, la conversation sur l'art ait viré à l'art
de la conversation.
A la manière de
Les scènes de genre – figurant les activités, agencées avec science,
de l'élite des villes hollandaises – connaissent le succès. Dans les
années 1660, ces merveilles entraînent dans leur sillage d'autres
peintres, tournés d'abord vers les corps de garde ou les paysans. À
Rotterdam, Hendrick Sorgh livre ainsi un Joueur de luth
impensable sans De Hooch ou Vermeer. Sa manière évoque
cursivement la peinture leydoise. Quiringh van Brekelenkam
délaisse ses cordonniers et ses tailleurs pour une atmosphère dans
le goût de Metsu ou de Ter Borch. À Haarlem, Cornelis Bega, l'un
des virtuoses de sa génération, a dû voir Le Duo de Van Mieris...
La modernité offre à ces trois peintres la chance de leur carrière.
Entre histoire et scène de genre
Âgé de presque quarante ans, le maître de Delft réfléchit à la
notion même de genre pictural. Voyez l'Allégorie de la Foi
catholique : Vermeer injecte le vocabulaire suprême de la peinture
d'histoire – une figure abstraite incarnant une idée – dans le décor
d'une scène de genre précieuse. En lieu et place de jeunes élégantes
ou de musiciens se dresse désormais une Vertu dominant le
monde, symbolisé par le globe. On reconnaît la Foi victorieuse de
l'Hérésie (le serpent). L'intérieur évoque les églises cachées de
Hollande, où les catholiques (comme Vermeer) pouvaient
pratiquer leur culte en privé. Le calice, le crucifix, le grand missel
ouvert, la couronne d'épines, évoquent une liturgie en acte. Au
fond, le Christ en Croix, repris du peintre baroque flamand Jacob
Jordaens, invite à une méditation pieuse redoublée. La tapisserie,
en manière de rideau, vaut comme métaphore de la révélation
chrétienne – mais peut- être également artistique.