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Jeremy Shaw. Phase Shifting Index

Article mis à jour le 25/06/20 19:03

Centre Pompidou, Paris

Exposition du 26 février 2020 au 27 juillet 2020

Le Centre Pompidou consacre une exposition à Jeremy Shaw. En Galerie 3, l’installation vidéo « Phase Shifting Index » de l’artiste canadien Jeremy Shaw est prolongée jusqu’au 27 juillet. Inaugurée le 26 février dernier dans le cadre du cycle « Mutations / Créations », cette œuvre monumentale et immersive, entre extase et frayeur, confronte les aspirations rationnelles et spirituelles d’une ère post-humaine.



L'artiste canadien Jeremy Shaw naît en 1977. Depuis le milieu des années 2000, son œuvre s'affirme comme une entreprise originale mêlant des sources d'inspiration allant des croyances spirituelles aux neurosciences. La fascination de Jeremy Shaw pour les progrès scientifiques autour du cerveau et des mécanismes de la perception se double d'un intérêt pour les subcultures et la culture techno. Jeremy Shaw présente au Centre Pompidou sa première grande exposition muséale en France avec un projet immersif inédit, "Phase Shifting Index", qui s'inscrit dans la suite de sa série "Quantification Trilogy" dont le Centre Pompidou a acquis la vidéo "Liminals" en 2017, suite à son exposition à la Biennale d'art de Venise en 2017.

À l'entrée de l'expositon, le visiteur découvre des photographies kaléidoscopiques reprenant des images de transes religieuses ou festives soumises à un processus d'éclatement et de fragmentation. À ces photographies produites pour l'exposition s'ajoute une grande installation conçue spécialement pour la Galerie 3 du Centre Pompidou. L'ensemble est composé de sept écrans vidéo montrant des groupes de danseurs exécutant des mouvements de type rituels et cathartiques jusqu'à se synchroniser dans un moment d'extase collective sur une seule et même bande sonore et visuelle. La musique, premier medium de Jeremy Shaw qui a été Dj et a enregistré sous le nom de Circlesquare, prend une part importante dans cette vaste chorégraphie. Les visages des performeurs se déforment ensuite grâce à un outil infographique. Confrontation des aspirations rationnelles et spirituelles dans une future ère posthumaine, l'installation vidéo "Phase Shifting Index" envoûte comme elle effraie, dissolvant les limites de l'image et du son, excitant les nerfs perceptifs du spectateur partagé entre une extase et une frayeur fascinée par elle-même.

jeremy shaw exposition
Towards Universal Pattern Recognition (Celebration of Spirit - Jul 16 1983), 2019. Photographie d'archive en noir et blanc, acrylique, chrome, 37,50 x 42,50 x 16 cm © Timo Ohler, Courtesy Jeremy Shaw et KÖNIG GALERIE, Berlin


Jeremy Shaw. La dissolution des limites, ou du spirituel à l'heure des biotechnologies

Originaire du Canada, basé à Berlin, Jeremy Shaw poursuit son oeuvre plastique, sonore et souvent immersive depuis plus de quinze ans, après une période de voyages à travers le monde comme DJ, avec son projet musical Circlesquare de 1996 à 2009. Ces années ne sont à l'évidence pas indifférentes à la nature même de son travail plastique, où la musique et la dimension sonore prennent une large part. Issu d'une famille religieuse, il s'échappe alors vers d'autres rivages, s'immerge dans la musique shoegaze et la rave culture, expérimente diverses drogues, flirte avec les limites, avant de prendre un tournant radical au milieu des années 2000 en se consacrant à son oeuvre d'artiste. [...]

D'emblée, Shaw touche à plusieurs sujets qui resteront présents dans ses œuvres ultérieures : les subcultures, les cultures adolescentes, les rituels cathartiques et extatiques, la recherche d'états autres, notamment à travers des pratiques corporelles, la danse et la musique, et l'ambiguïté d'images qui ne disent pas tout. [...]

Mais l'entreprise de Shaw va bien au-delà de cette simple approche hédoniste voire spirituelle – à la recherche de l'altération des niveaux de conscience, même si elle se rapproche de ce que Matthew Collin décrit dans son ouvrage culte sur la dance music, « Altered States. The Story of Ecstasy Culture and Acid House ». Elle se situe précisément à la conjonction de plusieurs questionnements contemporains qui surgissent ou ressurgissent dans les consciences. Des questions qui agitent tout autant la philosophie, l'anthropologie et la sociologie, les sciences, notamment les sciences cognitives et les neurosciences, et enfin, les dernières avancées technologiques comme les bionanotechnologies. Son oeuvre s'affirme comme une tentative plastique et sonore pour rendre compte de ces multiples développements de la recherche, tout en les propulsant dans un champ fictionnel, flirtant avec la science-fiction et les cultures alternatives. [...]

Sans établir de hiérarchies, Shaw tisse ses récits en se nourrissant aussi bien de la culture psychédélique des années 1960 et 1970 issue de la Beat Generation que des avancées les plus récentes des neurosciences sur le fonctionnement du cerveau, tout en travaillant précisément sur la perception au sein même de ses installations. Ces dernières engagent en effet le spectateur dans une véritable expérience multisensorielle, parvenant ainsi à agiter ces questionnements [...] au sens du vécu du sujet percevant. Shaw vise à obtenir des effets analogues à ceux qui l'intéressent dans ses recherches : une distorsion voire une dissolution des limites, à la fois par une interrogation sur l'aspiration humaine à la transcendance à l'heure du triomphe des sciences cognitives, ainsi qu'à travers une méthode plastique. Shaw plonge le spectateur dans une expérience où il se trouve immergé dans la musique et les images, comme s'il voulait lui aussi user de ces « manipulations » sensorielles qui l'intéressent – une compétence que mobilise le DJ lorsqu'il joue avec les fréquences et surtout les sub. Il va jusqu'à créer des environnements proches du religieux lorsqu'il présente à Berlin « I Can See Forever » (2018) dans la chapelle de la galerie König recouverte d'une moquette accueillante, transformée pour l'occasion en lieu de recueillement et d'extase des sens. [...]



Rejetées par le positivisme et la critique marxiste à la fin du 19e puis au 20e siècle, les interrogations qui intéressent la métaphysique, cette première philosophie qui s'occupe des choses « au-delà du monde », à savoir l'éternel, les causes premières, le divin, tout ce qui pose en fin de compte la question du pourquoi plutôt que du comment, se situent bien au centre de l'entreprise de Shaw. Ce sont les mêmes questions qui reviennent d'ailleurs aujourd'hui sur la scène philosophique française, avec le renouveau de l'intérêt pour la métaphysique jusqu'au Collège de France, aux côtés des développements de la neurosciences. A-t-on vraiment assisté à la fin de la métaphysique avec Heidegger ? Le débat a été rouvert depuis une dizaine d'années par de jeunes philosophes comme Elie During, Patrice Maniglier, Quentin Meillassoux et David Rabouin qui dirigent la collection « MétaphysiqueS » depuis 2009 aux Presses universitaires de France, inventant une autre métaphysique. Qu'est-ce que le réel ? Qu'est-ce que les choses en soi ? Quelles sont les autres métaphysiques extra-occidentales ou « cannibales », selon le titre de Viveiros de Castro ? Sans pour autant suivre ces recherches, Shaw met au cœur de son oeuvre des questions éminemment métaphysiques, l'aspiration à la transcendance et à la dissolution des limites, les différents systèmes de croyance, ou encore la définition du réel à un moment où il peut paraître incertain ou confus, à l'ère des « fake news » et des manipulations de masse. [...]

À cette dimension métaphysique s'ajoute une sensibilité aiguë à la sociologie, en particulier celle des croyances. Shaw interroge la persistance de ce besoin fondamental de l'être humain d'une spiritualité et de croyances, en dépit des avancées scientifiques qui avaient pu faire penser qu'il serait supplanté par la raison et les progrès technologiques. [...]

Cette distorsion temporelle typique de la science-fiction constitue l'un de ses procédés de prédilection, que l'on retrouve dans ses installations vidéo depuis « Quantification Trilogy », une série de films dont les textures évoquent différentes époques et styles, de Maya Deren à Chris Marker, des années 1950 aux années 1990, tout en créant une projection dans un monde futuriste. Ces stratifications et mélanges d'époques contribuent à aplatir l'expérience temporelle, à la rendre invalide, réversible, irréelle. Elles correspondent également à un constat sociologique : les modes réinterprètent et revisitent (« twistent », comme disent les magazines), un vêtement 1980 en tendance 2020 ou inventent la néobourgeoise tout droit sortie des années 1970. [...]

Les neurosciences et les sciences cognitives constituent une troisième pierre d'achoppement de l'oeuvre de Jeremy Shaw. Comment voit-on et perçoit-on ? Qu'est-ce que la conscience ? Comment « pense » le cerveau ? Ces questions qui occupent les neurosciences depuis leur émergence dans les années 1970, popularisées par Antonio Damasio, qui place l'émotion et le sentiment aux fondements de la conscience humaine, ou Stanislas Dehaene, qui évoque les algorithmes qui nous font penser, ont eu un impact majeur sur sa pratique.

Questions auxquelles pourraient s'ajouter les suivantes : Qu'est-ce que le réel du point de vue des neurosciences ? Comment fonctionne le cerveau sous l'emprise des drogues ou en état de transe ? Les biotechnologies vont-elles modifier la conscience ? Et enfin comment articuler les découvertes des neurosciences avec l'aspiration métaphysique renaissante et les nouvelles croyances dans un monde « manipulé », ou en tout cas incertain par rapport à une quelconque vérité, à l'heure justement de la « post-vérité » ? Ces questions nourrissent le travail de Shaw qui les convie parfois dans ses œuvres. [...]

« Phase Shifting Index », la nouvelle installation réalisée pour son exposition au Centre Pompidou, apparaît comme l'acmé et la synthèse de ses installations et recherches précédentes, tout d'abord par l'ambition d'une immersion plus intense encore du spectateur. Pénétrant dans une vaste salle par une longue rampe provoquant un sentiment claustrophobique, le visiteur se retrouve en hauteur sur des gradins qui surplombent quelque peu l'espace plongé dans le noir où, sur sept écrans suspendus, sont diffusés sept films, accompagnés chacun d'une musique et d'une narration différentes, selon une boucle temporelle bien précise. Pendant les quinze premières minutes environ, sept groupes de personnes semblant provenir d'époques allant des années 1950 aux années 1990, tant par le style du support filmique que par leurs vêtements et leurs pratiques, exécutent des rituels qui les plongent au fur et à mesure dans un état de transe collective. Puis les films se synchronisent : les protagonistes adoptent des gestes identiques, les bras levés au ciel, sur une seule et même bande sonore qui envahit tout l'espace.

Au summum de cette catharsis transtemporelle où culmine une même aspiration à la transcendance, sont projetées alors sur tous les écrans pendant les quelques minutes restantes les images, déformées par le datamoshing, des visages des personnages des autres films, comme si cette harmonie était soudain brisée et défigurée. Par ailleurs, chaque groupe est animé par des croyances différentes, à des époques diverses et dans un style vestimentaire spécifique. Le premier groupe des « altruistes », croyant à la cohabitation harmonieuse de la machine et de l'humain, apparaît à la fin des années 1970 dans un film en 16 mm en noir et blanc, reprenant les codes du documentaire, avec des mouvements organiques et fluides. Un autre, uniquement féminin, réalise des danses rappelant la mouvance hardcore américaine des années 1990, dans une vidéo qui semble être tournée la caméra à la main, dans l'ambiance sombre d'un nightclub. Un autre encore est composé de jeunes danseurs dont les vêtements fluides et sneakers semblent tout droit sortis du milieu des années 1980, dans une esthétique pop lock robotique, animés par la croyance dans la technologie de la machine ADN.

Interrogeant les fins dernières, superposant les systèmes de croyances, faisant appel à la fiction pour faire dialoguer les neurosciences avec les subcultures, mettant en scène une confrontation des aspirations rationnelles et spirituelles dans une future ère post-humaine, l'installation vidéo « Phase Shifting Index » envoûte comme elle effraie, dissolvant les limites de l'image et du son, excitant les nerfs perceptifs du spectateur partagé entre extase et une frayeur fascinée par elle-même, à la croisée d'une nouvelle ère métaphysique, anthropologique et scientifique.

Par Christine Macel, Conservatrice générale, cheffe du service Création contemporaine et prospective, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, Commissaire de l'expostion. Texte extrait de la monographie éditée conjointement par le Centre Pompidou et le Swiss Institute, à l'occasion de l'exposition.

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