Le Musée des Beaux-Arts de Calais présente "Peintures des lointains. Voyages de Jeanne Thil", une exposition consacrée à l'artiste d'origine calaisienne Jeanne Thil.
Petit-neveu de Jeanne Thil, relieur d'art originaire de Lorraine, François Olland se consacre depuis plus de trois décennies à réunir les oeuvres dispersées de l'artiste. En 2016, il décide de léguer sa collection à la Ville de Calais. Ce sont plus de 170 peintures, dessins et aquarelles, complétés d'un important fonds documentaire qui arriveront à terme à Calais.
Jeanne Thil, Tunisie, panneau décoratif, 1952. Huile sur toile, 115 x 120 cm. Collection privée
Une partie de la production de Jeanne Thil célébrant l'exotisme se trouve aujourd'hui au Centre national des arts plastiques et au musée du quai Branly-Jacques Chirac. Ce dernier a organisé en 2018 une exposition des œuvres peintes conservées dans sa collection, Peintures des lointains. La collection du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Jeanne Thil y était à l'honneur aux côtés d'artistes européens ayant représenté lieux et habitants d'autres continents. L'exposition organisée au Musée des beaux-arts de Calais s'inscrit dans la perspective ouverte par celle du musée du quai Branly-Jacques Chirac, en explorant les ressorts du regard porté par une artiste sur des régions considérées comme plus ou moins distantes.
Deux grandes toiles de Jeanne Thil inspirées de la Tunisie accueillent le visiteur dans le hall du musée. Un mur biographique permet au public de découvrir la vie et la carrière de l'artiste.
Le parcours de l'exposition "Peintures des lointains. Voyages de Jeanne Thil" se déploie dans l'espace dévolu aux expositions temporaires.
Voyages dans le temps. Les décors historiques de Jeanne Thil dans le nord de la France
Reconnue pour sa carrière d'artiste voyageuse, Jeanne Thil s'affirme également dès ses débuts comme peintre d'histoire. Grâce à sa formation académique, elle déploie son talent dans de grands décors peints, dont les sujets sont empruntés à des épisodes historiques marquants, bien souvent en lien avec la région d'origine de l'artiste. C'est pour le Nord de la France, et plus particulièrement pour sa ville natale, Calais, que Jeanne Thil met en scène les événements célèbres du territoire dans une palette aux couleurs harmonieuses et éclatantes.
Les réalisations monumentales de Jeanne Thil sont présentées à travers une sélection d'esquisses peintes pour le décor intérieur des hôtels de ville de Calais et du Touquet, ainsi que celles pour le décor aujourd'hui disparu de l'hôtel Le Royal Picardy au Touquet, considéré à sa création en 1929 comme le plus beau palace du monde. Un diaporama permet au visiteur de découvrir des images des œuvres in situ et d'autres décors, comme celui, récemment restauré, de l'Université Lille II.
Jeanne Thil a également représenté l'histoire contemporaine. La série Les Ambulances et les gouaches préparatoires pour l'Exode témoignent du traumatisme de la Première guerre mondiale, à laquelle son père a participé.
Vers la lumière du sud
Plusieurs voyages autour du bassin méditerranéen révèlent à Jeanne Thil de fécondes sources d'inspiration. Sur les conseils du peintre Ferdinand Humbert, son professeur à l'École nationale des beaux-arts, Jeanne Thil se rend en 1917 en Espagne. Elle parcourt les villes historiques de Castille et d'Andalousie. Les toiles peintes à son retour, exposées au Salon des Artistes français à Paris, dévoilent des sujets pittoresques, scènes de marché et paysages animés par des cavaliers conducteurs de taureaux. Suite à ce voyage, la palette de Jeanne Thil se pare de nuances nouvelles et traduit sa fascination pour une lumière chaude et intense.
Le séjour espagnol, accompli au tout début de sa carrière de peintre, est un prélude à d'autres destinations méditerranéennes, sillonnées jusqu'aux années 1950 : l'Italie, la Corse, la Grèce, le Portugal, mais surtout la Tunisie.
Les voyages de l'artiste alternent avec son activité d'enseignement du dessin dans les écoles parisiennes. La durée de tels périples ne peut excéder quelques semaines à plusieurs mois, mais ils imprègnent pourtant durablement son œuvre. Par le biais de l'instantané ou du souvenir, Jeanne Thil parvient à fixer sur la toile les sentiments d'émerveillement et de dépaysement ressentis devant les paysages et scènes observées.
Jeanne Thil et la Tunisie
Les voyages dans le bassin méditerranéen entraînent Jeanne Thil vers les rivages de l'Afrique du Nord. Son séjour fin 1921 en Tunisie va être déterminant pour son œuvre. En 1920, l'artiste obtient une bourse de voyage coloniale, décernée à l'issue de sa participation au Salon des artistes français. Mais il lui faudra près de deux ans pour réunir des fonds complémentaires qui lui permettront de se rendre en Tunisie. Les archives connues à ce jour ne permettent pas de détailler son périple. Il est néanmoins possible de déduire les lieux fréquentés à partir des sujets de ses tableaux : Tunis, Sousse, Kairouan, Zaghouan, Kasserine, Sbeïtla, Gabès, Médenine. À partir de certains motifs esquissés sur place, Jeanne Thil peint la plupart de ses toiles en atelier à son retour à Paris. Dès 1922, elle expose au Salon des artistes français une toile représentant l'un des monuments antiques les plus célèbres d'Afrique du Nord, l'amphithéâtre d'El-Djem.
La Tunisie représente l'aboutissement de la quête méditerranéenne de l'artiste. Au cours des décennies suivantes et jusque dans les années 1960, Jeanne Thil n'a de cesse de fixer sur la toile ses visions tunisiennes. Marquées par un coloris intense où dominent souvent les ocres et les bleus, les compositions s'attardent sur le patrimoine historique, notamment les vestiges antiques. L'architecture des temples, des mosquées et des villes est rarement représentée isolée. Elle est animée au premier plan par la présence humaine, marquée par les coloris ardents des tuniques des femmes et les burnous pâles des hommes. Certains archétypes de l'orientalisme, comme la fascination pour la vie et les coutumes des nomades, perdurent dans les œuvres de Jeanne Thil.
Jeanne Thil, Chevalier, vers 1924. Crayon et gouache sur papier, 41 x 33,2 cm. Collection Musée des beaux-arts de Calais
Le tourisme et les compagnies de transport maritime
Jeanne Thil se rend en Tunisie à une époque d'épanouissement du tourisme. Pour relier les destinations de part et d'autre de la Méditerranée, le voyage se fait en paquebot, de port en port. C'est l'âge d'or des compagnies maritimes nées dans la seconde moitié du XIXe siècle comme la Compagnie des Messageries Maritimes et la Compagnie Générale Transatlantique. Une fois à terre, les touristes peuvent relier les principales villes grâce au réseau ferroviaire. Des circuits automobiles leur sont également proposés. Destinés à faciliter le séjour des touristes, les guides de voyage se multiplient, avec leurs recommandations d'hôtels, de compagnies de transport, de lieux à voir et d'itinéraires à emprunter.
Jeanne Thil est sollicitée pour livrer de séduisantes images de l'ailleurs. Dès le début des années 1920, elle conçoit des affiches pour la Compagnie Générale Transatlantique, mais illustre aussi brochures et menus. Plusieurs affiches lithographiques sont présentées dans l'exposition, aux côtés des œuvres originales qui les ont inspirées. Des couleurs séduisantes et des éléments pittoresques sont utilisés pour nourrir les rêveries exotiques des futurs voyageurs. Il n'est pas rare de retrouver un personnage ou un même motif repris d'une œuvre à l'autre par l'artiste.
Les passagers des paquebots évoluent dans un décor raffiné, qui fait de chaque navire une œuvre d'art totale. Les documents d'archives présentés permettent d'évoquer les décors peints de Jeanne Thil pour les paquebots de la Compagnie générale transatlantique comme le célèbre France (1962).
Les grands décors : célébrer l'empire colonial
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les expositions universelles donnent à voir à un public peu familier de l'ailleurs les territoires conquis par les puissances coloniales européennes. Afin de renforcer l'adhésion de la population à la cause coloniale et encourager le commerce avec les possessions françaises outre-mer, des expositions coloniales voient le jour dès la fin du xixe siècle et se multiplient en Europe dans la première moitié du xxe siècle. Architectes et artistes sont sollicités pour réaliser les spectaculaires constructions et décors éphémères de ces événements de propagande coloniale. Commandées aux peintres, des toiles immenses plongent le visiteur dans une atmosphère exotique ou illustrent plus directement l'action coloniale.
Dès 1925, Jeanne Thil répond à de nombreuses commandes pour les expositions internationales et coloniales, en France et à l'étranger. La célébration d'un imaginaire exotique de l'Empire colonial français culmine lors de l'Exposition coloniale internationale à Paris en 1931, à laquelle l'artiste participe. Des esquisses peintes rendent compte de ces décors peints monumentaux, pour la plupart détruits. Deux toiles d'un ensemble exceptionnellement préservé sont présentées dans l'exposition.
Femmes voyageuses de l'entre-deux-guerres
Les voyages lointains sont au xixe siècle l'apanage d'hommes embarqués depuis les ports européens : marins, militaires, commerçants, explorateurs… Des pionnières s'affranchissent des tutelles du père ou du mari pour aller à la rencontre d'autres cultures, comme Isabelle Eberhardt (1877- 1904) auprès des nomades en Algérie à la fin du XIXe siècle, ou Alexandra David-Néel (1868-1969) première Occidentale à se rendre à Lhassa, au Tibet, en 1924. Qu'elles exercent le métier d'écrivain, d'artiste, de journaliste, d'ethnologue, d'archéologue, les femmes occidentales sont dans la première moitié du XXe siècle de plus en plus nombreuses à se rendre sur d'autres continents. Dans le domaine artistique, leurs aspirations à créer sous d'autres latitudes sont soutenues par des bourses de voyage.
La dernière partie de l'exposition met à l'honneur des contemporaines de Jeanne Thil, qui ont voyagé dans l'entre-deuxguerres en Afrique du Nord. Une sélection de leurs œuvres picturales, graphiques et photographiques est présentée . Lauréates respectivement en 1921 et 1935 du prix de la Compagnie générale transatlantique, Marguerite Delorme (1876-1946) et Henriette Damart (1885-1945) séjournent l'une au Maroc, l'autre en Tunisie et en Algérie. Yvonne Mariotte (1909- ?) obtient en 1936 une bourse de voyage du Conseil supérieur des Beaux-Arts, qui lui permet de se rendre au Maroc.
Afin de disposer d'images attractives pour les brochures de la compagnie, les Messageries maritimes commandent à la photographe Thérèse Le Prat (1895-1966) un reportage sur les destinations desservies. Lors des escales, son appareil photo saisit sur le vif le hasard des rencontres. Le travail que mène l'ethnologue Thérèse Rivière (1901-1970) en 1934-1935 dans l'Aurès, région montagneuse du nord-est de l'Algérie, constitue une étude sur le long terme d'une population berbère. Ses photographies prises dans une optique documentaire, mais non dénuées de qualités esthétiques, témoigne des rites, coutumes et savoir-faire artisanaux.