Au fil de ses lectures, Eduardo Arroyo s'est de plus en plus intéressé au personnage même de Balzac ; apparaissent alors les portraits. Ceux-ci évoquent non seulement l'écrivain mais aussi le Paris des années 1960 où s'installe Arroyo, après avoir quitté une Espagne peu ouverte à l'innovation artistique. La statue de Rodin sur le boulevard Raspail, et les curieux portraits de Picasso, avaient en effet beaucoup impressionné Arroyo qui se souvient aussi de son ami Daniel Anselme, considéré comme un véritable sosie de l'écrivain.
Les techniques utilisées par Arroyo pour ses Balzac s'accordent à ses souvenirs : ce sont une sculpture, des visages dessinés dans l'esprit des gravures de Picasso, d'autres qui transparaissent sur un fond de peinture évoquant une palette, possible allusion aux ateliers alors fréquentés, des collages qui traduisent ces mosaïques d'impressions, l'assemblage de fragments de photographies anciennes qui renvoient à son passé…
Personnages de romans
Arroyo n'illustre pas La Comédie humaine mais s'en nourrit pour y chercher l'inspiration, il en retient des impressions qui le conduisent à imaginer de nouveaux personnages qui lui sont très personnels.
Ses portraits de Victorine Taillefer ou de Madame de Mortsauf n'évoquent en rien les douces créatures des romans ; le colonel Chabert apparaît dans la nouvelle de Balzac comme un homme brisé physiquement et moralement, privé de sa femme, dépouillé de sa fortune, de son grade et même de son identité : un homme à plaindre. Or comment Arroyo qui a détesté le régime soutenu en Espagne par l'armée, considérera-t-il un ancien colonel de Napoléon ? Chabert reste pour lui un militaire, qu'il représente dans sa sécheresse. Melmoth, avec ses trois cornes, cesse d'être la victime du tentateur pour devenir la personnification du diable.
Edouardo Arroyo n'hésite pas à peindre des personnages que Balzac lui-même renonce à décrire, comme s'il y voyait un défi à relever. Ainsi d'Élisabeth Baudoyer, « une de ces figures qui se dérobent au pinceau par leur vulgarité même », ou du cousin Pons dont le « vaste visage percé comme une écumoire, où les trous produisaient des ombres, et refouillé comme un masque romain, démentait toutes les lois de l'anatomie. »
La lecture d'Arroyo est active, éveille chez lui des souvenirs, des réminiscences, suscite des réactions parfois fortes : d'innombrables petites madeleines de Proust, qu'en véritable amateur de littérature, il prend plaisir à partager.
Les héros balzaciens forment ainsi le prétexte à une promenade poétique dans des souvenirs, et cette galerie de portraits constitue un livre d'artiste qui est aussi album de souvenirs, ce qui explique les techniques utilisées, la photographie, les ciseaux et la colle qui remplacent la palette et les pinceaux.
Intérieurs
L'intérêt d'Edouardo Arroyo pour la biographie de l'écrivain revêt une forme particulièrement originale avec les représentations des intérieurs de Balzac aux Jardies, près de Sèvres, et de sa résidence de la rue Fortunée – l'actuelle rue Balzac dans le 16e arrondissement de Paris. Ici encore, rien de littéral. Quelques réminiscences des maisons bourgeoises décrites par Balzac et dont Arroyo a connu l'équivalent en Espagne comme en France, se marient avec l'évocation des objets acquis auprès des antiquaires et accumulés par Balzac, qui se présentait lui-même comme atteint de « bricabracomanie », ce qui plaît beaucoup à Arroyo.
L'hétérogénéité des techniques est équilibrée par la présence systématique de croquis figurant Balzac, souvent sa tête, parfois réduite à la moustache, les yeux et la royale. La figure de Balzac griffonnée sur chaque collage semble faire un clin d'œil au spectateur.
L'espace se trouve disloqué, la planéité de la toile est soulignée par l'application des papiers peints, mais contrariée par des représentations en légère perspective, et par la profondeur des photographies. De même, les repères chronologiques se bousculent : mobilier néo-gothique, Henri III ou du XXe siècle ; papiers peints désuets mais conception résolument moderne du tableau… Tous ces motifs restent figuratifs mais l'ambigüité spatiale et le bouleversement des repères temporels rendent, au dire même d'Arroyo, ces créations plus conceptuelles que les portraits, moins directes, moins réalistes encore, plus libres.