Claudine Nougaret, dégager l'écoute. Le son dans le cinéma de Raymond Depardon
BnF - François-Mitterrand, Galerie des donateurs, Paris
Exposition du 14 janvier 2020 au 15 mars 2020
Qu’entendez-vous par « dégager l’écoute » ?
Claudine Nougaret : Au cinéma, l’image est prépondérante. Je fais du son pour une image mais il faut que l’image laisse du temps au son. Dégager l’écoute, c’est travailler sur les conditions d’écoute du spectateur pour qu’il ait confiance en son propre jugement sur ce qu’il entend et ce qu’il voit. C’est aussi sur le tournage créer un climat propice pour que la personne filmée soit à l’aise pour parler. Pour cela il faut utiliser les meilleures techniques de prise de son à disposition, de façon à réaliser un son de grande qualité.
Comment travaillez-vous pour restituer le réel à travers le son ?
Claudine Nougaret : Retranscrire la réalité du son, ce n’est pas forcément tout reproduire. Dans les trois films Profils paysans 1 et 2 et La vie moderne, par exemple, nous avons évité de faire entendre des clichés sonores comme les cloches de l’église ou le chant des coqs. Nous avons beaucoup travaillé sur la représentation du monde rural et, en voyant beaucoup de films, nous avons décidé d’éviter tous les sons qui étaient redondants par rapport à l’image, pour aller vers une sorte d’épure. Je fais des films directement du producteur au spectateur, en circuit court. J’enregistre, on monte, on mixe, on touche très peu. J’amène dans la salle la première sensation que j’ai eue en captant le son de la personne qui parle.
Quelle est l’importance du silence ?
Claudine Nougaret : Le son n’existe que parce qu’il y a du silence. Dans la restitution, il me faut doser ce silence. Au début du film, au moment du générique par exemple, on laisse souvent le silence. Parce qu’il faut que les gens puissent vider leur esprit. On laisse le silence jusqu’à la limite de l’agacement. Dans 12 jours par exemple, il y a une avancée dans l’hôpital psychiatrique. Ce temps d’attente avant d’entrer est très important. On ne rentre pas comme ça dans un HP, parce qu’on a peur.
Quelles sont les particularités lorsque l’on enregistre des voix ? Voix d’hommes, voix de femmes...
Claudine Nougaret : J’ai remarqué, en regardant des débats télévisés, que souvent on n’entendait pas bien les femmes. Les micros sont calibrés sur les voix d’hommes, un peu basses, et pour enregistrer les voix de femmes on monte vite dans les aigus et le son est criard parce que les micros ne sont pas conçus pour cela. Les fabricants n’ont pas vraiment travaillé là-dessus. Par conséquence, tout le monde aime ces voix masculines, chaudes, mais nous sommes conditionnés pour aimer ces voix parce qu’on ne nous propose pas autre chose ! L’image est politique, mais la façon d’enregistrer le son aussi !
Comment est née votre passion pour la prise de son ?
Claudine Nougaret : J’ai fait des études de musicologie. Ma passion est née dans un laboratoire d’électro-acoustique : en étudiant Le Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer, j’ai compris que les sons de la vie peuvent devenir une musique. Cela a été pour moi un déclic à partir duquel mon oreille s’est ouverte à cette expérience, « restituer les sons de la vie » et je me suis spécialisée dans le son direct au cinéma.
Vous avez été l’une des premières femmes ingénieures du son. Comment cela a-t-il joué dans votre parcours ?
Claudine Nougaret : Le cinéma est un milieu un peu paternaliste et sexiste. À mes débuts, certains m’ont transmis beaucoup de choses du métier en pensant peut-être que, comme j’étais une femme, ce n’était pas grave pour eux ! Puis quand j’ai été embauchée à 24 ans comme chef opératrice du son, par Éric Rohmer pour le film Le Rayon vert, les mêmes m’ont appelée, furieux : « Mais pourquoi c’est toi, c’est pas normal ! ». Pour pouvoir continuer à faire du son au cinéma j’ai pris en main la production de nos films et mené de front deux métiers passionnants : productrice et ingénieure du son.
En quoi la prise de son est-elle un art ?
Claudine Nougaret : Raymond Depardon rapproche la prise de son de « l’ instant décisif » cher à Henri Cartier-Bresson. C’est la même chose avec le son : on est techniquement prêt à toute situation et à ce que quelque chose arrive.
Vous travaillez avec Raymond Depardon depuis de nombreuses années. Comment qualifiez-vous cette
collaboration ?
Claudine Nougaret : J’ai commencé à travailler avec Raymond Depardon pour Urgences en 1987. C’est notre premier film à deux, lui à l’image, moi au son et nous avons filmé l’accueil des personnes en souffrance psychiatrique à l’hôpital général de l’Hôtel-Dieu. Très vite je me suis retrouvée à tout faire avec lui. J’ai la chance que Raymond soit un homme d’image qui écoute. Et comme il avait fait des films seul, il avait la conscience de la difficulté du son et de l’enregistrement de la parole. A l’époque personne ne s’intéressait au son, l’image était très prédominante. Aujourd’hui c’est plus à la mode d’écouter.
En quoi est-ce important pour vous de laisser une trace de votre travail ?
Claudine Nougaret : Nous sommes fiers de laisser une trace de la parole des Français qui ne soit pas celle que l’on entend dans les films de fiction. Des chercheurs en sociolinguistique, Olivier Baude et Gabriel Bergounioux, qui depuis des années collectent et analysent la parole des Français, ont pris pour objet de recherche les rushes du film Les Habitants, ce qui a été le point de départ de cette exposition à la BnF. C’est une reconnaissance à laquelle nous sommes très sensibles. Et tout ce matériel va être numérisé : dans trente ans, quelqu’un pourra venir écouter la façon de parler au sein d’un tribunal, comment s’exprimait un magistrat, un prévenu, une plaignante… Je trouve formidable que la BnF fasse la démarche de préserver cette mémoire.