Pour les étrangers débarquant à Paris au début du XXe siècle, la capitale est un foisonnement d’énergies et le lieu d’expressions nouvelles. Les cafés deviennent le rendez-vous de la bohème artistique. À partir de 1903, artistes et intellectuels germanophones se rencontrent au café du Dôme, à proximité des académies de Montparnasse. Premiers arrivés, Rudolf Levy et Walter Bondy y retrouvent ensuite Béla Czóbel, Sonia Delaunay, Moïse Kisling, Jules Pascin, Hans Purrmann ; les marchands Adolphe Basler, Wilhem Uhde et Alfred Flechtheim se joignent à eux, ce dernier assurant la liaison avec le marché de l’art allemand.
Créée en 1908, l’académie Matisse rapproche encore cette communauté artistique, marquée par l’exposition, au salon d’Automne de 1905, des œuvres d’Henri Matisse, André Derain et Maurice de Vlaminck ; exposition qui donne naissance au terme "fauvisme" inventé par le critique Louis Vauxcelles. Béla Czóbel, qui a participé au salon d’Automne de 1905, est un des acteurs de la diffusion de ce mouvement en Hongrie dès 1906. Sonia Delaunay, pour sa part, se nourrit des innovations radicales apportées par le fauvisme en y associant des représentations de textiles brodés inspirés de la culture populaire russe.
En juin 1914, Alfred Flechtheim organise dans sa galerie de Düsseldorf une exposition intitulée "Der Dome" avec vingt-trois de ces artistes, que la postérité consacre comme les "dômiers".
L’effervescence des avant-gardes
Davantage que le fauvisme et les mouvements qui l’ont précédé, le cubisme, apparu après 1907, est étroitement lié à la présence à Paris d’artistes étrangers. L’invention de ce langage visuel, qui bouleverse la notion de représentation dans l’art, est due à un Français, Georges Braque, et à un Espagnol, Pablo Picasso, soutenus par un marchand allemand, Daniel-Henry Kahnweiler, et par un poète et critique d’origine polonaise, Guillaume Apollinaire. Le cubisme se diffuse à partir de 1911 dans les salons et connaît rapidement un succès international. Henri Hayden, Louis Marcoussis et Alfred Reth adoptent à des degrés divers les innovations cubistes : formes fragmentées plus ou moins complexes et allusions aux "papiers collés" de Braque et de Picasso, le tout peint dans une gamme restreinte de coloris. En réaction à la monochromie du cubisme analytique, Sonia Delaunay se concentre dès 1912 sur la représentation de la lumière par des contrastes simultanés de couleurs. Le sculpteur Jacques Lipchitz est également marqué par le cubisme dès 1913. Fauves, cubistes, futuristes, abstraits… les étrangers participent à Paris à des avant-gardes aux frontières perméables, un tourbillon où les poètes et écrivains Apollinaire, Max Jacob, André Salmon et Blaise Cendrars jouent à la fois un rôle de soutiens, de critiques et de passeurs.
Chagall et la Ruche
Créée en même temps que d’autres cités d’artistes, la Ruche est fondée par le sculpteur et philanthrope Alfred Boucher en 1902. Ce bâtiment de Gustave Eiffel, dont la forme rappelle celle d’une ruche, accueille environ deux cents créateurs qui partagent cent quarante ateliers à loyer modique. Les étrangers y sont nombreux. Le yiddish est la langue commune de beaucoup d’entre eux, et l’imaginaire attaché au monde juif d’Europe centrale et orientale marque les œuvres de certains.
Joseph Tchaïkov arrive à la Ruche en 1911. Avec Marek Szwarc, Isaac Lichtenstein et Henri Epstein, il crée la revue Makhmadim. Conçue à la Ruche pour "traiter du style juif dans la plastique", cette publication sans texte, dont le titre signifie en hébreu "délices, plaisirs", est la première revue entièrement consacrée à l’art juif.
Les sculpteurs Léon Indenbaum et Ossip Zadkine, ainsi que Marc Chagall, s’installent à la Ruche en 1911. Zadkine quittera son atelier dès l’année suivante, Chagall y restera jusqu’en 1914, tandis qu’Indenbaum y demeurera jusqu’en 1927. Entre 1912 et 1914, Pinchus Krémègne, Michel Kikoïne et Chaïm Soutine, liés d’amitié depuis leur formation à Minsk et à Vilnius, s’y retrouvent à leur tour. Les peintres et les sculpteurs, cotoient des artisans, des poètes, des écrivains, des acteurs.
Amedeo Modigliani, Portait de Moïse Kisling
Amedeo Modigliani, Moïse Kisling et le cercle de Montparnasse
En 1914, Apollinaire écrit : "Montparnasse d’ores et déjà remplace Montmartre". Les artistes quittent la Butte pour la rive gauche, où ils trouvent des ateliers à moindre coût. Montparnasse devient le point de ralliement de créateurs venus de tous horizons. Comme Picasso, qui a quitté le Bateau-Lavoir pour le boulevard Raspail puis la rue Victor-Schœlcher, Amedeo Modigliani, issu d’une famille juive de Livourne et installé au Bateau-Lavoir en 1906, investit la cité Falguière. Il se consacre d’abord à la sculpture, échangeant avec Constantin Brancusi, dont l’atelier est situé non loin, impasse Ronsin. Mais en 1914, affaibli, il abandonne cette discipline et revient à la peinture. Il s'installe d’abord rue Joseph-Bara, chez Léopold Zborowski, son marchand polonais à partir de 1916, puis rue de la Grande-Chaumière ; le portrait occupe alors la plus grande partie d’une œuvre où sont représentés ses amis : Henri Epstein, Jacques Lipchitz, Chana Orloff, Moïse Kisling… Ce dernier, arrivé en 1910 après une formation aux Beaux-Arts de Cracovie, connaît le succès dans les années 1920. Lieu de sociabilité exceptionnel, son atelier attire le cénacle artistique de l’époque : Jean Cocteau, Max Jacob, Juan Gris ou André Derain...
Les artistes dans la Grande Guerre
En août 1914, la mobilisation générale concerne tous les citoyens français. Pris dans le conflit, certains artistes étrangers regagnent leurs pays : Léopold Gottlieb rentre en Pologne, tandis que Jules Pascin, pour échapper à l’enrôlement dans l’armée bulgare, hostile à la France, part pour Londres, puis New York.
L’appel lancé dans la presse le 29 juillet 1914 par un groupe d’intellectuels étrangers mené par Blaise Cendrars et Ricciotto Canudo invite les immigrés à l’enrôlement volontaire. En tout 8 500 juifs originaires de Russie, de l’Empire ottoman ou de Tunisie rejoignent les rangs de l’armée française. Ces milliers de volontaires accomplissent ainsi un devoir envers la patrie des droits de l’homme où ils ont trouvé la liberté. Isaac Dobrinsky, Moïse Kisling et Simon Mondzain s’engagent dans la Légion étrangère. Ce dernier dessine sa vie de soldat et ses compagnons jusqu’en 1918. Marcoussis, engagé volontaire dès 1914, termine la guerre avec le grade de lieutenant. Brancardier de 2e classe dès 1915, Zadkine est affecté à l’ambulance russe en 1916 ; il est gazé et sera à son tour évacué et hospitalisé. Durant la guerre, il dessine son quotidien : les tentes, les véhicules d’évacuation, les hommes sur les civières, les casernes. Témoignant d’un engagement profond pour leur patrie d’adoption, l’enrôlement des étrangers dans l’armée marque une étape majeure dans leur intégration au sein de la nation, qui se traduira par leur naturalisation à l’issue du conflit.
Jules Pascin et le Montparnasse des Années folles
À la fin de la Première Guerre mondiale, un sentiment de liberté envahit la France. "Années folles", les années 1920 connaissent une effervescence sans précédent, associée à l’apparition du jazz, de la radio ou du cinéma parlant. Montparnasse symbolise ce renouveau, où le plaisir et l’exubérance sont érigés en mode de vie. Surnommé le "prince de Montparnasse" par l’écrivain Ernest Hemingway, Jules Pascin est l’incarnation du cosmopolitisme de cette décennie. Né en Bulgarie, élevé à Vienne, formé à Munich, il s’installe en France en 1905 puis devient citoyen américain en 1920. Son œuvre se nourrit de l’euphorie et du chaos du Paris de l’entre-deux-guerres. Pascin est de tous les bals, déguisements, fêtes, banquets. On le voit au Dôme, à la Rotonde et dans les cabarets de Montmartre et de Montparnasse où il dessine avec perspicacité et humour tout ce qu’il voit. Les cafés du carrefour Vavin (le Dôme, la Rotonde, le Parnasse, la Coupole…) sont fréquentés par les artistes venus du monde entier ; leurs terrasses sont des lieux de convivialité, mais aussi d’intenses échanges intellectuels. Avec une distance amusée, Oser Warszawski les croque en dessins et les narre en courtes nouvelles. Avenue de l’Observatoire, le Bal Bullier accueille des soirées organisées par des associations d’artistes, dont la frénésie est traduite notamment dans les œuvres de Lou Albert-Lasard. Les photographies de Marianne Breslauer et d’André Kertész participent à la construction du mythe du Paris des Années folles.
Chaïm Soutine : portraits d’une communauté artistique
Nombre d’artistes de l’École de Paris se sont consacrés à l’étude de la figure : les portraits de Soutine, Modigliani et Pascin ont profondément contribué à en renouveler le traitement. Leur prédilection pour un genre qui, plus que tout autre, renvoie à l’identité, n’est sans doute pas sans lien l’expérience douloureuse de l’exil vécue par nombre d’entre eux.
L’entre-deux-guerres est marqué par la reconnaissance critique et commerciale de ces artistes, qui exposent dans de nombreuses galeries. Collectives ou personnelles, leurs expositions sont souvent relayées dans la presse. Ils font l’objet de recensions par les plumes les plus influentes de la période. Ce sont d’abord les poètes Apollinaire, Max Jacob et André Salmon qui les défendent, rejoints par des critiques comme WaldemarGeorge, Florent Fels ou Adolphe Basler.
L’entrée d’une cinquantaine de toiles de Soutine ainsi que d’œuvres d’autres artistes de Montparnasse dans la collection du philanthrope américain Alfred C. Barnes, à l’instigation du marchand Paul Guillaume, à partir de 1923, témoigne du succès désormais international de l’"École de Paris".
La querelle du salon des Indépendants
Dès 1921 les comptes rendus d’exposition relèvent la présence d’un nombre élevé d’étrangers. En 1923, la direction du salon des Indépendants, présidé par Paul Signac, substitue à la présentation par ordre alphabétique une présentation par nationalité au salon de 1924. Cette décision suscite un fort écho dans la presse, qui consacre plus d’une centaine d’articles à la question. Les raisons de l’ostracisme visant les artistes étrangers sont multiples. Mais les raisons avancées masquent mal le sentiment de jalousie à peine voilé de certains peintres français, qui voient d’un mauvais œil les carrières fulgurantes de Soutine, Kisling, Pascin ou Lipchitz.
Alors que cette génération accède à la reconnaissance, une vive polémique de nature antisémite prend forme en 1925 dans le Mercure de France sous le titre "Existe-t-il une peinture juive ?". Tous les lieux communs y sont repris : l'absence de peintres juifs dans l'histoire de l'art, la prolifération des Lévy dans les salons... C’est dans cette opposition aux réactions chauvines et xénophobes de l’"École française" que naît l’expression "École de Paris" sous la plume d’André Warnod en 1925. Il désigne ainsi l’ensemble des artistes étrangers arrivés au début du XXe siècle et loue leur concours à la scène française.
La renaissance d’une conscience juive
Dans les années 1920 à Paris, une période fertile s’ouvre pour la vie culturelle juive qui irrigue l’importante immigration venue d’Europe centrale et orientale. Le développement d’un réseau de revues juives en français et en yiddish y joue un rôle déterminant. Ainsi naît une presse (Parizer Haynt, Di Naye Presse…) qui relaie le mouvement d’affirmation du yiddish comme le vecteur d’une culture autonome, conjuguant les préoccupations des avant-gardes et l’héritage de l’art populaire. En 1924 parait à Paris le second numéro de Khalyastre (La Bande), revue littéraire et artistique créée deux ans plus tôt à Varsovie ; les poètes Peretz Markish et Oser Warszawski en assurent la rédaction et Marc Chagall les illustrations.
Les titres en langue française jouent aussi un rôle déterminant. C’est le cas de la revue Menorah (1922-1933), qui développe une réflexion sur l’art en France durant les années 1920, et de l’éphémère Revue juive, créée par Albert Cohen et publiée par Gallimard en 1925. En 1927, les éditions Le Triangle fondent la collection "Artistes juifs", associant des critiques célèbres, dont certains titres sont publiés en yiddish pour accroître leur diffusion.
1940
La guerre et l’Occupation sonnent le glas de l’École de Paris. Dès 1940, les artistes quittent la capitale pour s’installer en Province et certains, comme Kisling et Kikoïne, s’engagent dans l’armée française. Le 4 octobre 1940, la loi sur "les ressortissants étrangers de race juive", qui complète le "statut des juifs", organise l’internement "dans des camps spéciaux" ou l’assignation "dans une résidence forcée", obligeant les artistes à fuir ou à se cacher.
Le journaliste américain Varian Fry, initiateur de l’Emergency Rescue Committee, organise le départ de nombreux artistes et intellectuels pour New York, comme Chagall, Kisling ou Lipchitz. Mais pour la majorité des juifs étrangers, le rêve d’une vie meilleure en France se transforme en cauchemar. Fichés par la police, ils sont parmi les premiers à être internés, ou assignés à résidence, puis déportés vers les camps d’extermination, comme Vladimir Baranoff-Rossiné, Henri Epstein, Adolphe Feder, Samuel Granowsky, Rudolf Levy, Jacob Macznik, Marcel Slodki, Oser Warszawski ou Léon Weissberg. La dynamique de l’École de Paris s’interrompt ainsi dans la mort, la clandestinité ou l’exil des artistes, ainsi que dans la destruction, le vol ou la spoliation de leurs œuvres. Après-guerre, la capitale ne retrouvera jamais le statut qui fut le sien. Pour autant, rares sont ceux qui l’ont alors véritablement saisi, comme le journaliste polonais Hersch Fenster qui publie à compte d’auteur en 1951 Undzere Farpainikte Kinstler (Nos artistes martyrs) avec une préface de Chagall.